L’histoire littéraire est faite de reprises, de redites, de retours : on le sait bien. Comme on sait depuis Barthes que l’auteur est une figure trouble et incertaine, le « je » un mythe rassurant mais creux, bien moins grand que la langue et la chaîne infinie de ses (ré)incarnations. Le Testament de Christophe Manon n’en demeure pas moins étonnant : le sous-titre le précise vite au lecteur distrait, ce Testament s’écrit d’après François Villon. Voilà donc que Manon affronte ce long poème et ses archaïsmes formels au champ de la poésie contemporaine – Manon, en plus que d’être poète (publié chez l’Atelier de l’Agneau, Dernier Télégramme, ou chez Java et Action poétique entre autres), a été l’un des responsables (avec Antoine Dufeu) des éditions ikko et de leur éphémère et remarquable Mir, revue d’anticipation (2007-2009). Façon de dire qu’écrire aujourd’hui tient d’un héritage, que l’écriture est une réinvention, qu’elle est seulement parce qu’avant elle quelque chose d’autre a été.
Cet affleurement de l’hier dans le dit du présent, Manon l’énonce radicalement, devenant l’ombre derrière la voix de Villon : ce (d’après François Villon) est un bel euphémisme ! Le Testament de Manon reprend à l’identique la structure du poème de Villon, mouvement, ballades et refrains – dont l’édition donne même les numéros des strophes qui permettent de le suivre pas à pas : preuves à l’appui, on pourra donc constater que ce Testament tient plus souvent de la transposition, voire de la traduction de l’original dont il déplace les figures et les personnages, réinvente les noms et les situations – traduction plus que réécriture, donc. Où les inventions sonnent dérisoires, quand le roi David devient Nicolas Sarkozy, la reine de Carthage Madonna. Où s’élève pourtant un nouveau Panthéon qui gagne en subversion dans le mouvement même de la translation, laissant Orphée pour Maïakovski, la Vierge Marie pour Louise Michel ou Rosa Luxembourg. Où s’entonne fraternelle une ode aux camarades et aux bistrots, à la grosse Margot et aux amours perdues. Où l’ombre derrière la voix joue masochiste avec la figure du poète maudit, ici « écrivain miteux ». Où la fidélité à Villon va, bien sûr, jusqu’à intégrer la dimension parodique originale du poème. Mais le pastiche d’un pastiche est-il un pastiche au carré ? La poésie une arithmétique prévisible et imparable ? Croisant Lady Di, Rocco Siffredi ou Kurt Cobain aux « sang de putois et poisons avariés », « étrons de pourceaux » et « pisse de chacal », donnant « une brosse à reluire pleine de bave (au) sous-secrétaire d’État à l’identité nationale », l’équation en est ici improbable, l’atmosphère inédite et incongrue – ni d’hier ni d’aujourd’hui – uchronique plus qu’anachronique, et le projet étrange, bancal, mégalo (il tient sans doute des trois).
D’où vient alors qu’on s’y ancre ? Certes, il y a l’ironie, aussi acide que « bile de loups de renards de blaireaux » ; mais elle a ceci de remarquable qu’elle est courue de fissures manifestes, de suspensions désarmantes qui ouvrent des profondeurs de champ contradictoires. La quatrième de couverture dit « autofiction » et « roman en vers » : dans la reprise du motif testamentaire, pourtant ô combien subjectif, l’ombre derrière la voix s’incarne et se défait, le je se déconstruit et hurle à la mort, dans une urgence désinvolte – une forme boiteuse et inaboutie, nerveuse jusqu’à l’os.
Dans le second volume des Vies et opinions de Gottfried Gröll que Manon publiait au Quartanier en 2008, l’ombre parlait par la bouche du susnommé Gröll, personnage de fiction énonçant qu’il « n’aime pas recevoir des nouvelles / de mort car elles contiennent un concept de disparition / qui se caractérise par une absence prolongée ». La bouche de Gröll, ou la gueule de l’Enfer, c’est tout comme : la promesse d’un inéluctable effacement.
Valérie Nigdélian-Fabre
Testament (d’après François Villon)
de Christophe Manon
Léo Scheer, « Laureli », 80 pages, 16 €
Domaine français Jusqu’à l’os
janvier 2012 | Le Matricule des Anges n°129
| par
Valérie Nigdélian
Les dernières volontés de Christophe Manon, en « dernier des branleurs », entre pastiche et poésie.
Un livre
Jusqu’à l’os
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°129
, janvier 2012.