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Domaine français Changer d’ère

avril 2012 | Le Matricule des Anges n°132 | par Jean Laurenti

Enquêtant auprès de populations exposées au risque industriel, Éric Chauvier dénonce les impasses de la pensée technicienne. Une invitation à s’engager sur les chemins de son anthropologie hors les murs.

Dans les ouvrages inclassables de l’anthropologue Éric Chauvier, le lecteur découvre le questionnement multiforme d’un chercheur habité par le doute et refusant tout carcan théorique. Si l’enquête se nourrit de connaissances (extra)disciplinaires et de rigueur méthodologique, elle doit composer avec les fragilités de celui qui avance sur un territoire à explorer, lesté de sa propre histoire, de ses failles intimes, de sa sensibilité à celles qu’il entrevoit chez l’autre. Parfois une rencontre vient contrarier le plan de travail, l’entraînant du côté d’un imprévu auquel l’auteur s’efforce de résister avant d’en accepter les vertus heuristiques.
Somaland s’inscrit dans le prolongement des livres précédents de l’auteur tout en apportant une inflexion radicale à sa démarche. Outre les penseurs qui nourrissent comme toujours sa réflexion philosophique et anthropologique, Éric Chauvier convoque des figures peu familières des sphères de l’enquête sociale. Après Modiano avec Dora Bruder, Breton avec Nadja ou encore une image altérée de Britney Spears scrutée entre deux face à face avec une jeune fille refusant tout échange, il s’appuie aujourd’hui sur les cinéastes de genre que sont Mario Bava et George Romero pour éclairer sa rencontre avec l’univers urbain de « Somaland », la ville sur laquelle porte son questionnement. Il s’agit d’appréhender la façon dont sa population ressent la proximité des usines chimiques qui l’exposent à toute sorte de dangers. Cette ville jouxte l’écrin préservé qu’est « Patrimonia, récemment classée selon la norme VACU – Ville d’Art et de Culture Universelle ». La toponymie ainsi recréée avec une telle causticité situe d’emblée le propos. Sur les diapositives du « PowerPoint, en large police Impact, rouge comme les flammes de la mort » de l’« expert en sciences du danger » qu’il interroge, l’auteur découvre « un quartier nommé Thoreau, au beau milieu de la tache la plus grise de la carte. [une] poche d’humanité dans une zone dévolue à la mort rapide. » « La pensée PowerPoint » à l’œuvre chez plusieurs de ses interlocuteurs est minutieusement étudiée (elle se projette sur la forme même de la page du livre que l’on parcourt) : choix des polices, des corps, des couleurs, des images ; forme et tonalité des commentaires, des digressions, des réactions de la salle quand il s’agit de réunions publiques… Un mode de pensée et de discours qui va bien au-delà de l’utilisation du logiciel favori des consultants, des ingénieurs et des conférenciers. Il s’appuie sur un art consommé de la tautologie, de la poudre aux yeux technicienne dispersée à tout vent pour dissimuler l’ignorance foncière, niée et dangereuse de ses auteurs.
De façon plus nette encore que les précédents, ce livre met en pratique les principes méthodologiques qu’Éric Chauvier développait dans son récent Anthropologie de l’ordinaire. Il s’agit de restituer fidèlement les conditions dans lesquelles les échanges se sont déroulés, de prendre en compte les inflexions de voix, les hésitations, les jeux de regards ; de rendre toute sa place au matériau langagier, qu’il soit verbal ou non verbal. La caractérisation des propos peut prendre les formes les plus imagées : « colère tenue en laisse – vieux teckel », « labrador », « dogue argentin », « chien de guerre », « paroles métastasées », « air songeur numériquement programmé »…
Une rencontre avec un témoin singulier de Thoreau va faire basculer l’enquête dans une direction inattendue. Alors qu’il interroge des jeunes de ce quartier non représenté dans « l’instance de concertation locale, appelée PR3I comme Parler des Risques Industriels sans Inquiétude ni Indifférence » – qui vivent dans le voisinage de la redoutable usine Ampeck Fa–2, il doit faire face à l’intrusion d’un garçon nommé Yacine G. Celui-ci est convaincu que le « photack », produit qui focalise toutes les attentions parce qu’il répand une odeur écœurante dans la cité, est moins nocif que le « silène », substance invisible et inodore dont personne ne se préoccupe. Ainsi le silène serait responsable de la déchéance physique et psychique de Loretta, son ex-petite amie. La jeune fille est caissière au supermarché discount « Monstros  », un établissement qui selon Yacine est directement exposé à ces émanations. « C’est le silène qui a dévoré Loretta, qui a dévoré son âme », dit Yacine, « parce que sa caisse est juste sous la clim’, juste à la place du mort. » Yacine voudrait que l’enquêteur énonce « une théorie » prouvant la nocivité du silène qui a détruit sa Loretta. Malgré son propre scepticisme, l’indifférence et les dénégations des responsables et des experts, l’anthropologue s’empare de « la fiction silène » et pour fissurer le mur de certitudes derrière lequel tous se retranchent.
Entre l’affabulation sincère d’une pensée magique désespérée et les certitudes mensongères de la rationalité technicienne, le chercheur s’efforce de donner forme et sens à une parole ténue, à « l’angoisse, avouée ou refoulée, de vivre à Somaland. »

Jean Laurenti

Somaland
d’Éric Chauvier
Allia, 173 pages 9

Changer d’ère Par Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°132 , avril 2012.
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