La vie en vrai. Pas de baratin, pas d’afféteries. Du droit au but, suspense zéro. Du remue-méninges intempestif. Des émotions, répulsions, attractions, directes, en plein estomac. Âmes insensibles – celles qui jamais ne voient la poésie dans un champ d’orties – s’abstenir. Le Diable, tout le temps n’est pas seulement un premier roman, c’est déjà – ou avant tout – la patte d’un écrivain, une écriture, un univers. Pourtant, l’auteur, Donald Ray Pollock, n’est plus vraiment un inconnu. En 2010, il a secoué bien des lecteurs avec des nouvelles au titre impossible : Knockemstiff (Buchet-Chastel). Il n’y a pas de hasard… le premier texte du recueil s’intitule « La vie en vrai ». Il s’ouvre en toute simplicité sur un chaos : « Un soir d’août au Torch Drive-In quand j’avais sept ans mon père m’a montré comment faire mal à quelqu’un. » Bienvenue en enfer, bienvenue à Knockemstiff (littéralement « étends-les raides ») petite ville de l’Ohio où est né et a grandi Donald Ray Pollock. Un nulle part où se perdent les hommes, les gosses surtout, mais pas les histoires. Au contraire, elles s’encastrent, ne font qu’une. C’est là la « marque de fabrique » de l’écrivain. De Knockemstiff au Diable, tout le temps, de la fiction courte au roman, les personnages se croisent, dérivent, se retrouvent, fuient, se désirent, se déchirent, parfois s’entretuent. Revoir Knockemstiff et s’en aller vivre – ou mourir – ailleurs, comme si le mal, et le diable, n’y étaient pas. Erreur ou espoir ?
Le Diable, tout le temps se lit comme une odyssée dans une Amérique explosée. Pollock traverse le temps, d’une guerre à l’autre, de 1945 à la fin des années 60, arpente un bout de pays, fait s’échouer ses personnages dans le même bled, parfois ils se posent au Wooden Spoon, un rade qui n’a jamais pris une ride. Puis, ils se taillent fissa, s’imaginent chercher fortune autre part, et retour à la case départ. L’écrivain a pris le parti de s’amarrer dans un décor presque factice tant il est oublié, pas à la mode, celui de la ruralité, des glaiseux, des paumés. Il y fait vivre des solitudes qui, résolument, comme si l’avenir ne leur appartenait pas, tournent le dos aux grandes villes, aux grands desseins. La fatalité les a mis là, dans des bleds fantômes, noyés dans des paysages monotones, affolants : « Quatre cents personnes environ vivaient à Knockemstiff en 1957, et en raison de Dieu sait quelle malédiction, que cela tînt à la lubricité, à la nécessité, ou simplement à l’ignorance, presque tous étaient liés par le sang. » Frissons.
La touche Pollock prend tout son sens dans sa brochette d’individus, tous héros d’une existence miteuse. Des corps, des visages, mieux que des personnages, des incarnations de « la vie en vrai ». Hommes et femmes égarés, courbés, prêts à sombrer dans la folie. Attelés à des boulots de chien, comme abattre six cents porcs en une journée, ils se soumettent à des croyances d’un autre monde, aux prises avec un vague Sauveur aux lois toutes puissantes. Autour d’eux, des prédicateurs en goguette, des arnaqueurs pitoyables, des serial killers artistes, tous à l’affût, toujours prêts à transgresser l’ordre, la morale, les tabous – en prime la candeur des jeunes filles. Passages à tabac, meurtres, viols… la férocité, comme un vent mauvais, amuse les uns, s’acharne sur les autres.
Donald Ray Pollock, l’écrivain impitoyable hanté par le mal, écrit la déchéance, la décadence, la meurtrissure. Il met en scène des êtres terrifiants, libres de faire pousser à gros rendements leurs mauvaises graines, méchanceté et perversité. Dans cet ordinaire de débâcles, de scènes hallucinantes, où des brutes épaisses mènent une danse macabre, survit l’innocence. Celle d’un gamin, Arvin. Qui, peut-être, ne croit en rien sauf en lui-même. Qui, peut-être, ne croit qu’aux choses simples de « la vie en vrai ». Qui, peut-être, ne voit dans les champs d’orties, que la fleur blanche, celle de la tendresse.
Arvin et Pollock, mêmes blessures, mêmes combats, sans doute. Entre ces deux-là, personnage et auteur, existe un lien, une hargne à vaincre le destin, à le détourner de son tracé inexorable. L’auteur a travaillé trente-deux ans dans une usine de pâte à papier. Les pires boulots comme une drogue, ou une fuite et, enfin, le grand saut vers la liberté, le salut dans l’écriture. Avec ses histoires pleines de fureur, Pollock fait son entrée dans la famille des écrivains abonnés à la mouise, à la rébellion, au talent. Il a la démence d’un Harry Crews (Car), la compassion d’un Larry Brown (Dur comme l’amour), la puissance d’un Eric Miles Williamson (Gris-Oakland), le lyrisme d’un Chris Offutt (Kentucky Straight). Excusez du peu. En deux ouvrages, recueil de nouvelles et roman, il réinvente l’Amérique sans oublier de réinventer la littérature.
Martine Laval
Le Diable, tout le temps
de Donald Ray Pollock
Traduit de l’américain par Christophe Mercier
Albin Michel, 370 pages, 22 €
Domaine étranger L’Amérique en vrai
avril 2012 | Le Matricule des Anges n°132
| par
Martine Laval
Avec Donald Ray Pollock, les forces du bien et du mal mènent une danse macabre dans un pays explosé.
Un livre
L’Amérique en vrai
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°132
, avril 2012.