Bove, les dépossédés
- Présentation Un cœur à l’étroit
- Entretien Une place parmi les hommes
- Bibliographie Bibliographie sélective
- Autre papier Un détective
- Autre papier Les vieux enfants
- Autre papier Pris au piège
- Autre papier Coup de grâce
- Autre papier
- Autre papier Direction Bécon-les-Bruyères ?
- Autre papier D’un certain usage de la concession
- Autre papier L’humour de l’aquoiboniste
Dans son éclairante critique de L’Étranger, Sartre écrit de Camus : « Entre les personnages dont il parle et le lecteur, Camus va intercaler une cloison vitrée », c’est-à-dire la conscience de Meursault, le personnage principal. On peut trouver dans les meilleurs textes de Bove une semblable « cloison vitrée ». Qu’il s’agisse de l’analyse des motivations des personnages ou de la vision de la réalité qui les environne et souvent les oppresse, nous avons le sentiment d’une inquiétante étrangeté, d’un décalage permanent. Même si Bove écrivait, dans une lettre à sa femme : « Il faut qu’un roman soit, non pas le récit de quelque aventure ou inquiétude, mais une peinture la plus simple possible de la vie », nous ne pouvons nous empêcher de voir là une forme de dénégation. Nous pourrions donner, au contraire, à nombre de ses livres, ce titre « Une inquiétude ». La langue, si particulière, de Bove (des censeurs sévères – ou xénophobes – lui reprochèrent ce qu’ils jugeaient être les fautes d’un auteur pas assez français) y concourt : il pratique en effet une sorte d’art de l’à-peu-près, de l’approximation lexicale et syntaxique, recourt à un usage souvent détonant de l’imparfait du subjonctif, ose des comparaisons ou métaphores surprenantes, presque stridentes tant elles jurent parfois sur un fond sonore plus discret. Sans doute Bove maniait-il ces outils en parfaite connaissance de cause. Il fut – malheureusement ? – un créateur peu disert sur sa propre création.
Jean-Luc Bitton, on pourrait être tenté de dire de Bove – comme de Modiano par exemple – qu’il réécrit sans cesse le même livre, mettant en scène des personnages semblables, dans des intrigues semblablement minimales. Pouvez-vous faire justice de cette affirmation ?
J’ai lu récemment Voyage de noces, un magnifique roman de Patrick Modiano paru en 1990. Ce roman raconte la quête obsessionnelle de Jean B. au sujet d’Ingrid Teyrsen, une femme qu’il a connue dans un passé flou et dont il apprend presque par hasard le suicide des années plus tard. Le biographe d’Ingrid décide alors d’organiser sa propre disparition, quittant sa famille et ses amis pour vivre dans des quartiers périphériques de Paris. Jean B. ressemble étrangement à Charles Benesteau, le personnage principal du roman Le Pressentiment d’Emmanuel Bove. Modiano a très probablement lu Bove. La proximité bovienne chez l’auteur de Dora Bruder est frappante. Dans sa préface de l’édition de poche du Pressentiment, Marie Darrieussecq fait d’ailleurs le rapprochement entre les deux romanciers : « Je vois Bove comme un précurseur de Patrick Modiano, avec son goût pour les quartiers périphériques, pour les marginaux discrets, qui ne sont pas tant des antihéros que des déserteurs. » Il y a chez Bove comme chez Modiano une récurrence quasi feuilletonesque des thèmes et des personnages, mais quand cette répétition romanesque ne lasse pas le lecteur, mais au contraire l’enchante, on peut y voir le secret d’une réussite...