Dans cette biographie qu’il a consacrée à Jean Sénac (1926-1973), Bernard Mazo a voulu briser la « véritable chape de silence qui par-delà sa mort s’est abattue à la fois sur l’homme public, pourtant acteur flamboyant de la guerre d’Algérie, et sur l’œuvre poétique portée par une grande voix contestataire ». L’engagement politique, le fait qu’il ne connut pas son père, l’homosexualité qu’il mit du temps à accepter, avant de l’assumer publiquement, son assassinat non élucidé à ce jour, ce sont tous ces aspects-là que Bernard Mazo nous dépeint. Tout au long de chapitres qui retracent le parcours de ce pied-noir libertaire, il replace le poète dans son époque, soulignant le rôle essentiel que Jean Sénac finira lui-même par jouer. Très vite, celui-ci est en contact avec des écrivains et des intellectuels qui auront un rôle déterminant dans le cours de sa vie. Ainsi, en ira-t-il, d’Albert Camus et de René Char. L’un le publiera en 1954 dans la collection « Espoir » qu’il dirigeait alors chez Gallimard, l’autre dira de ses Poèmes qu’ils « chantent à longue voix nourrie et pure le paysage de l’atelier immense du soleil, atelier qui a la nuit pour toiture et l’homme comme exploit décevant et merveilleux ».
La maturité venant, après beaucoup d’hésitations, et une fois son premier recueil publié, Jean Sénac est déterminé à mettre sa poésie au service du peuple algérien. Matinale de mon peuple est « l’ouvrage où apparaît l’attitude insurrectionnelle de Jean Sénac pleinement engagé dans la lutte pour l’indépendance algérienne ». Jean Sénac qualifie les poèmes de ce recueil écrit entre 1949 et 1961 de « documents lyriques au fronton d’une lutte ». Selon Mazo, associée à son militantisme, sa poésie est « obsessionnellement dénoncia-trice ». Au fur et à mesure que la guerre d’Algérie se durcit, sa condamnation de la torture se veut de plus en plus explicite dans son œuvre. Critique d’art et critique littéraire, il prit également position dans sa revue Terrasses, en publiant les jeunes auteurs algériens. Bernard Mazo met aussi en lumière l’influence des rencontres amoureuses, amicales et artistiques sur la création poétique.
L’autre originalité de cette biographie, c’est son ton personnel. L’auteur n’hésite pas à engager son opinion, à apporter son témoignage, et son jugement, souvent élogieux, sur la poésie de Sénac. Bernard Mazo mesure bien l’importance de l’œuvre. Le poète qui a pris conscience qu’il lui faut infléchir son travail poétique en l’épurant de son lyrisme, guidé par Camus et Char, est parvenu à faire entendre sa voix libérée de son « mysticisme ». Jean Sénac n’a pas seulement écrit de la poésie. Il a tenu un journal, écrit un récit autofictionnel, Ébauche du père, et entretenu une correspondance importante. L’ensemble de ses écrits montrent à quel point l’écriture fut toute sa vie et sous toutes ses formes son recours privilégié, le langage étant selon lui, « l’instrument le plus inouï d’exploration et de connaissance du temps ».
Emmanuelle Rodrigues
Jean Sénac, poète et martyr
de Bernard Mozo
Éditions du Seuil, 312 pages, 25 €
Poésie Le trouble-fête
novembre 2013 | Le Matricule des Anges n°148
| par
Emmanuelle Rodrigues
Un livre
Le trouble-fête
Par
Emmanuelle Rodrigues
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