Cela commence par une belle image. Une mère et son fils sorti de l’école mangent un bonbon, assis sur un banc. Il fait beau, du moins on l’imagine. Il est question entre eux de l’école, du repas du soir, de l’organisation familiale. Des rires sont échangés, tout va bien. Mais, « Ils se lèvent et repartent. Un des papiers de bonbon est laissé par terre et scintille au soleil. » Et ce papier de bonbon abandonné fait tout basculer. La police intervient, retrouve rapidement la coupable grâce aux caméras de surveillance, la traduit en justice, d’autant plus qu’elle a malencontreusement accusé son fils, mais peut-on parler d’accusation pour un papier de bonbon tombé par terre. Les juges multiplient les chefs d’accusation, et la maman finit confinée chez elle sur ordonnance du tribunal. Confinée avec son mari et son fils. Elle fait désormais partie des coupables désignés par la société, avec le junkie, le voleur de nouilles, le médecin avorteur et la femme qui a tué des hommes pour se défendre.
C’est à ce moment précis que le griot entre en scène. Il est le raconteur d’histoires, le chœur antique qui accompagne l’action : « Je ne suis pas là pour (…) les moments heureux, ça ne paye plus ça. Je suis là pour harceler ceux qui ne vont pas bien, ceux qui ont fauté, ceux que la justice a punis. Le malheur, je suis son guide. » Et son apparition fait aussi basculer la langue. Aux mesquineries, aux banalités des conversations quotidiennes, aux cheveux coupés en quatre d’une société étriquée, verrouillée, surveillée, Penda Diouf oppose la liberté, le souffle, l’énergie, l’imaginaire et la beauté d’une langue qui puise aux sources d’un univers dans lequel parlent l’arbre et le corbeau, où l’être humain a simplement sa place dans le grand mouvement du vivant.
Et tandis que les mauvaises langues se déchaînent, la mère rentre en elle, réfléchit sur l’injustice et l’absurdité d’une société, bien sûr, mais aussi sur son statut de femme, d’épouse, de mère. Elle se sait porteuse d’un rêve transmis de femme en femme depuis des générations et qu’aucune n’a pu jusqu’à présent accomplir. Elle entend, venu de très loin, un battement lancinant qui l’appelle. Et son cœur battant rejoint ce rythme, son esprit s’envole dans la forêt répondre à l’appel de l’arbre et du corbeau : « Je suis là pour te guider, te montrer le chemin vers toi, ta véritable nature, ton centre de vie, ton souffle. » Elle part à la recherche de son identité profonde, elle entre ainsi en résistance, et cet autre elle-même est une ourse. Elle tente d’entraîner son mari, qui, au chômage, se prépare à faire de la publicité pour un restaurant, déguisé en poulet. Il a vu le changement opéré chez sa femme : « Je ne t’ai jamais connue aussi combative, aussi lumineuse. Tu irradies d’une lueur sombre, lunaire, une lueur ancestrale. Comme ces mollusques millénaires qui tapissent le fond des océans, fluorescents. » Mais il ne pourra pas l’accompagner dans ce grand voyage. Il s’en sent incapable. Il a trop peur. Elle se sépare même de son enfant pour partir dans la forêt et entamer ce parcours initiatique douloureux qui entraîne le lecteur dans un monde qui redonne au vivant cette part de magie si éloignée d’une société mécaniste, productiviste, et dominatrice : « Je suis redevenue sauvage ».
Penda Diouf, auteure franco-sénégalaise, nous emmène dans des confins inquiétants, dangereux. Il n’est pas facile de renaître. La petite carte postale du début s’élargit aux dimensions d’un espace à la fois fabuleux et familier que l’on croyait réservé aux livres de contes pour enfants. La fin de cette histoire est terrible. Pas de happy end car les mauvaises langues ne peuvent tolérer une telle transgression. Et c’est cette histoire qu’elle souhaitera transmettre à son fils pour que, peut-être un jour, les choses changent. Une belle fable, politique et poétique, dont l’écriture simple et souvent lumineuse incite chaque lecteur à partir à la recherche de l’ours qui peut-être se cache en lui.
Patrick Gay-Bellile
La Grande Ourse, de Penda Diouf
Quartett, 112 pages, 12 €
Théâtre L’effroi et l’envol
juin 2020 | Le Matricule des Anges n°214
| par
Patrick Gay Bellile
Un magnifique parcours de femme porté par le battement du monde, signé Penda Diouf.
Un livre
L’effroi et l’envol
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°214
, juin 2020.