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Essais L’art du déséquilibre

juillet 2020 | Le Matricule des Anges n°215 | par Valérie Nigdélian

Combat contre la page blanche, contre soi, contre la folie ? Au croisement de la littérature, de la psychanalyse et de la philosophie, Évelyne Grossman interroge les rapports qu’entretient la crise avec le processus créatif.

La Créativité de la crise

C’est un des grands mythes attachés à la création – qu’elle soit littéraire, picturale, musicale ou autre. Un mythe à la dent dure, dont les relents romantiques nourrissent à l’envi des vocations souvent boursouflées. Littéralement, un poncif : l’artiste en prise avec la panne, le manque d’inspiration, le silence des anges, contraint dès lors à une périlleuse traversée du néant. Mais néant dont, magicien, surhomme ou chamane, il sait, dans un renversement toujours inouï, maîtriser le chaos avant de revenir, sublime, parmi les siens – Eurydice, sans doute encore légèrement sonnée, sous le bras. Le champ de ruines désormais derrière lui, il peut laisser jaillir de nouveau ses forces créatrices retrouvées. La crise se révèle donc féconde : au prix de quelques heurts bien vite oubliés, le plein succède au vide, les fulgurances (espérées) aux stases (subies), et le démiurge à l’auteur poussif. La « crise de la créativité » aurait donc son envers évident, la « créativité de la crise ».
Dans l’ouvrage qu’elle consacre à cette question dans la jolie collection « Paradoxe » des Éditions de Minuit, Évelyne Grossman, philosophe et grande spécialiste d’Artaud, rappelle la rudimentaire pauvreté de ce strict renversement mécanique. Et en explore les méandres discrets et autres plis, sans doute moins propices à la communication de soi. Pas d’opposition binaire – figée, mortifère – entre « crise » d’une part et « créativité » de l’autre, mais plutôt – et définitivement – la quête attentive de ce que leur frottement produit. Dans une grande traversée du négatif – transdisciplinaire et transhistorique –, au long d’un chemin balisé de figures intranquilles, Grossman retrace finalement le profond processus de défiguration qui traversa l’art du XXe siècle, dont la crise s’avère sans doute le symptôme : fin de l’Œuvre une et entière, mort de l’auteur et du sujet, fin du dualisme, destitution du règne de la Beauté, contamination, impureté.
Revenant à l’étymologie du terme, le grec krisis, dont elle rappelle qu’il désigne « la phase cruciale d’évolution d’une maladie vers l’aggravation ou la guérison, le moment où l’équilibre bascule sans qu’on discerne encore dans quel sens », elle définit justement la création comme ce point de suspens, intenable et pourtant tenu, « sans résolution ni dénouement », ce « déséquilibre précaire toujours sur le point de se rompre mais qui fait signe et qui tient ».
Une figure impossible donc, pourtant inlassablement mise en acte, dont elle décortique les ressorts psychanalytiques – puissance séminale (jet de l’écriture) vs menace de castration (c’est la panne), pulsion à combler la béance primitive produite par la perte du giron maternel. Puis, convoquant Breton et Soupault, Blanchot ou Deleuze, elle l’envisage – dans l’écriture automatique, celle du « désastre » ou dans le dessaisissement du sujet – comme l’émergence, ou la reconnaissance, d’un « impersonnel créateur ». En bref, comme l’ébranlement de la subjectivité rationnelle et individuelle de l’artiste, traversé de glissements, de champs de force, d’un « murmure infini ». Relisant Beckett et Artaud, elle évoque ensuite l’impouvoir de la pensée à s’incarner, vivante, dans le langage, la « schize récurrente » entre le sujet et la réalité, la « sensation d’étrangeté radicale » qui impose la vie comme un spectacle absurde et incompréhensible. Surtout, elle retient la notion fondamentale de « ratage », quand l’incapacité à écrire devient la matière même de l’écriture – ces mots, dans L’Innommable  : « il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer ».
La boucle est bouclée avec Nietzsche, figure limite du déséquilibre : l’homme, enseigne Zarathoustra, « est une corde tendue… au-dessus de l’abîme ». Contaminée par l’aphorisme et le poème, le paradoxe et la fragmentation, la forme philosophique nietzschéenne glisse d’un Vrai statufié vers l’expérimentation, l’interprétation et l’évaluation. Elle met surtout fin aux faux-semblants, au decorum, aux baumes. Et appelle un lecteur dessillé et adulte, prêt à éprouver à son tour le vertige dont témoigne l’écriture. C’est définitivement ce qu’on attend d’elle.

Valérie Nigdélian

La Créativité de la crise,
d’Évelyne Grossman
Les Éditions de Minuit, 128 pages, 15 

L’art du déséquilibre Par Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°215 , juillet 2020.
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