Parce qu’il déplace les bornes, s’articule sur la volonté de vivre, et fonde le sujet dans le Réel, le désir a toujours été à la source de l’aventure poétique. Sa force d’éveil et de curiosité, sa puissance d’ébranlement, sa capacité à subvertir le commun font de lui la mesure de toute vie humaine. Qu’il vise le plaisir des sens ou rien de nommable, qu’il soit mystique ou sexuel, conjugué au féminin ou au masculin, il est affaire d’obstination tout autant que jeu avec la limite, autrement dit avec la loi et l’interdit. Mixte de besoin et de demande, sa raison d’être vise à rendre possible. Un élan-vers qui ne va pas sans impertinence ou impolitesse parfois radicales. Mais, insolent, irrévérencieux ou libérateur, universel et particulier, collectif ou individuel, il est le ressort qui permet à l’être de prendre en charge son existence.
C’est la voie de ce désir « qui nous garde debout, entre spleen, ouragans et soleils », que remonte et qu’explore Sophie Nauleau dans un livre – Ce qu’il faut de désir – au ton très personnel, relevant d’une pensée-vie en mouvement et d’une écriture qui accompagne avec beaucoup d’empathie, les poètes qu’elle cite. De Pernette du Guillet, dont elle aime « la hardiesse cavalière », à Alejandra Pizarnik, qui voulait exister au-delà d’elle-même et pouvait implorer de « faire l’amour pour être, quelques heures durant, le centre de la nuit » ; de l’exaltation du « subreptice désir de vivre » d’Emily Dickinson qui savait que « Par sa quête inatteignable / Le Désir reste le But suprême – / Pas trop près – par peur que le Réel – / N’aille désenchanter l’âme – », au vœu de Philippe Desportes d’ « avoir pour tout guide un désir téméraire » ; ou de Louise Labé aux prises avec les montagnes russes du désir amoureux – « Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ; / J’ai chaud extrême en endurant froidure » – à Apollinaire s’écriant, en rêvant à la venue de Lou, « Et viens-t’en donc puisque je t’aime », c’est la façon dont la poésie transmue la platitude des mots de tous les jours en « immortelle déclaration d’amour » que Sophie Nauleau nous invite à partager. Un livre dans lequel elle suit son instinct, trouve souvent le juste dosage entre distance et fusion, et ne cache pas ses préférences. « Je ne veux pas d’une langue qui rabote à tout va, et nous remet dans des cases pires qu’autrefois. D’une langue désincarnée, politiquement correcte, fade, lisse, épicène, asexuée, neutre et impartiale. Je veux une langue habitée, houleuse, fiévreuse, immémoriale et contrariée, neuve d’avoir tant navigué, dont les heurts et les aspérités accrochent l’intellect et exaltent le corps autant que la pensée. » D’où la profonde ressaisie sensorielle avec laquelle elle (re)traverse ses lectures, les tressant, avec des fragments de sa propre vie. Un livre qui est une apologie de la poésie vécue et de la force transfigurante du désir.
Cette poésie du désir, une anthologie, Le Désir en nous comme un défi au monde, en offre un autre panorama. Elle rassemble quatre-vingt-dix poètes francophones contemporains âgés de 17 ans à 92 ans. Réunis par Jean-Yves Reuzeau, et inédits pour la plupart, ces poèmes riches de formes et de pratiques formelles différentes, distillent leur secrète radiance au fil de voix plus ou moins connues ou nouvelles – comme celles de Carole Bijou, Maud Joiret ou Mila Tisserant – et proposent en creux l’image d’une sorte de contre-société animée par l’intransigeance du désir.
Richard Blin
Ce qu’il faut de désir
Sophie Nauleau
Actes Sud, 80 pages, 12 €
Le Désir en nous comme un défi au monde
Anthologie par Jean-Yves Rouzeau
Préface d’Alexandre Bord
Le Castor astral, 424 pages, 15 €
Poésie Dire le désir
avril 2021 | Le Matricule des Anges n°222
| par
Richard Blin
Un livre de Sophie Nauleau, et une anthologie pour porter haut l’étendard de ce « qui nous garde debout, entre spleen, ouragans et soleils ».
Des livres
Dire le désir
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°222
, avril 2021.