Maître Cinq-Saules », comme on l’appelle encore en Chine, invente comme son contemporain Aurelius Augustinus (354-430) des « subjectivités inédites », nous dit son traducteur Philippe Uguen-Lyon. Il marquera tout autant sa postérité que les Confessions le feront en Occident pour celle de l’évêque d’Hippone. Tao Yuanming est un nom majeur de la littérature chinoise, et sa traduction française, servie par une préface érudite, mérite d’être considérée comme un événement éditorial. Le premier intérêt que l’on prend à le lire réside dans l’écriture de soi qu’il inaugure à son époque, la plupart de ses textes étant indissociables de sa vie. L’un des plus fameux, une prose de moins d’une page, s’intitule « Biographie de Maître Cinq-Saules ». « Nul ne sait d’où vient le maître. Son nom et son prénom sont aussi incertains. Cinq saules bordent sa demeure, et c’est ainsi qu’on le surnomme. Tranquille et taciturne, il ne convoite ni les honneurs ni les richesses. » La suite évoque sa passion de la lecture et de l’écriture, sa pauvreté, son goût pour les banquets (« On lui verse une coupe, il la vide aussitôt, n’attendant que l’ivresse »), la digne modestie de son séjour (« Ses quatre murs délabrés laissent entrer le vent et le soleil »), et l’humeur lucide et sereine qu’il revendique pour son grand âge : « Cœur oublieux de vaincre ou perdre, ainsi parvient-il à son terme ».
Issu d’une lignée prestigieuse mais tombée en misère, il est tôt orphelin de père. Lettré mais attaché à un terroir marécageux, il s’en exile à contrecœur pour un emploi obscur de fonctionnaire. L’époque est troublée, et Tao connaît des guerres, la mort de sa femme, la famine qu’il évoque de façon poignante dans son poème « Je mendie mon repas », et deux incendies de maison. Nourri des Odes, de Tchouang-Tseu et de Confucius, il tirera son honneur, à l’âge de 52 ans, de se retirer « des poussières du monde », soit d’une carrière qui, auprès d’un général, commençait à payer, pour revenir à une vie on ne peut plus humble, pour ne pas dire indigente : une « cabane hirsute », c’est-à-dire au toit de chaume rendu échevelé par les intempéries, et l’autosuffisance, avec sa seconde femme et quatre enfants, sur un maigre lopin de terre. Ce dernier aspect est marqué par l’insistance du « retour », notion complexe, incessamment agitée dans ses écrits, et qui sous l’autarcie réelle se double d’un retour aux fondamentaux : la rumination des Classiques et leur mise en pratique, au quotidien, dans une modalité à la fois très exigeante de la vie simple et étonnamment pourtant devenue spontanée, et qui épouse les sinuosités de la circonstance, plus ou moins bonne, plus ou moins mauvaise. C’est, pour reprendre le titre du beau livre de François Jullien, Nourrir sa vie « à l’écart du bonheur ». Non pas ce qu’une mode béate nomme sottement chez nous le « lâcher-prise », mais une souple déprise, y compris dans l’alcool comme on le voit dans le poème « J’arrête le vin », plein d’autodérision. Aisé mais toujours tenu fermement, un régime, y compris quand il semble être enfreint.
En Chine, il aura été célèbre déjà de son vivant, pour sa poésie qui sera très imitée, quatre siècles après lui, par des auteurs qu’en France nous connaissons mieux : Li Bai, Du Fu, l’éloge du vin et la célébration de la nature dans les changements que donne à voir l’alternance des saisons qui en chinois se disent « shi », mot homonyme de celui de poésie. Pour nous qui le lisons aujourd’hui et si loin de la Chine, ses images sont aussi sublimes que le paysage de montagnes et d’eaux révélé par le peintre : « Avec deux trois de mes voisins, nous partîmes en promenade sur les bords de l’Inclinée. Aux rives de son large courant nous observâmes les Murs-Terrassés. Les écailles des carpes et des brèmes bondissaient à l’approche du soir, et les goélands planaient, portés par l’air chaud. Les collines du midi, dont la gloire est ancienne, se passent de nos louanges. Quant aux Murs-Terrassés, dressés sans appui au milieu des marais, ils évoquaient pour nous les montagnes divines ».
Et ceci qui termine – ou bien ouvre ? – un envoi à un ami : « J’ai fini de parler, l’indicible demeure ». Non pas l’échec du poème, mais le silence qui suit, dans la venue du soir et l’air encore chaud, le saut des carpes, des brèmes, juste après leur montée aux gobages.
Jérôme Delclos
Œuvres complètes
Tao Yuanming
Poèmes présentés, traduits et annotés par Philippe Uguen-Lyon
Les Belles Lettres, 398 pages, 29,50 €
Poésie Retour à la cabane hirsute
juin 2022 | Le Matricule des Anges n°234
| par
Jérôme Delclos
L’œuvre-vie de Tao Yuanming (352-427), un parcours d’écriture et d’existence exemplairement chinois. Inépuisable.
Un livre
Retour à la cabane hirsute
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°234
, juin 2022.