Dans un monde déserté par la transcendance, et donc l’affirmation divine d’un sens, ne subsiste que le réel dans sa réalité la plus crue, et la plus dépouillée de toute illusion. Mais il n’y a pas que Dieu qui est mort, la poésie aussi. Ducasse, Rimbaud et Mallarmé l’ont achevée, si bien qu’il est devenu quasi impossible aujourd’hui d’écrire de la poésie comme si elle n’avait pas, avec eux, atteint son point limite. À moins de faire de son impossibilité le risque pris d’un nouveau seuil, l’élément à partir duquel oser se lancer dans des gageures un peu folles ou des paris du même acabit. Comme celui de donner voix à ce monde d’évidences immédiates qu’est l’expérience du vivant réel ou de donner forme à la réalité ontologique d’une âme qui a grandi sauvage. Mais comment, quand on sait l’impuissance de la langue à nous faire entrer dans le réel ou même à nous le faire voir, comment, se demande Ch’Vavar, donner corps à l’expérience effective d’être, sinon en reprenant le « travail du poème » là où l’Histoire l’a laissé, et en misant sur quelque coup de force refondateur ?
Et Ch’Vavar de relancer l’écriture poétique à travers de nouvelles méthodes de composition comme celle qui fonde le vers sur une mesure non rythmique – non pas sur le compte des syllabes mais sur le nombre de signes ou de millimètres. Ce sera le vers justifié. Le poème alors forme un bloc, apparaît comme une sorte d’édifice relevant d’un art de la construction qui le porte, avant de l’offrir à lire, tel une partition, avec l’oreille de l’œil, et en respectant la part d’interprétation propre au lecteur.
Dans sa quête d’un vers autre, mesuré mathématiquement et non selon sa scansion, Ch’Vavar a élu aussi le vers arithmonyme où le compte des mots remplace celui des syllabes. L’arbitraire de ces découpes formalisées, ces trouvailles prosodiques bouleversent le rapport à l’écriture, fait fusionner le vers et la prose. « Bien comprendre que le vers enjambe sans répit le mètre, et se prend les pieds dedans. » La contrainte qu’imposent ces vers oblige à un travail d’ouvrier ajusteur – d’où la création du Jardin ouvrier, une revue et une aventure collective qui, de 1995 à 2003, fut un lieu important d’expérimentation de la poésie. Tout entier requis par son travail d’usinage, contraint de regarder de très près ce qui se fait, le poète perd en partie le contrôle de ce qui est en train de se dire dans le poème et laisse ainsi venir ce qui demande à venir. Se produit alors comme une levée des censures qui ouvre la voie à l’intuition, aux suggestions du subconscient et à l’inspiration. La contrainte n’a donc rien de gratuit mais présente la vertu d’être une source d’effets expressifs, de surprises qui piègent et redistribuent du sens jusqu’à, parfois, donner le sentiment que le poème invente son auteur.
Ce principe formel n’est donc que le moyen que cherchait Ch’Vavar pour réussir à dire ce qu’il voulait dire et qu’il ne parvenait pas à dire. Avec un mélange de tendresse...
Dossier
Ivar Ch'Vavar
Oser l’impossible
mai 2024 | Le Matricule des Anges n°253
| par
Richard Blin
Entre réhabilitation poétique de l’exister et art de débusquer la beauté du bizarre, la poésie d’Ivar Ch’Vavar ne ressemble à aucune autre.
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