Qu’est-ce qui compose une vie, qu’est-ce qui la résume ou en contient l’essence, lui donne sa forme ou son anarchie, son ton et sa couleur ? Tirer de la multitude des êtres des villes et de leur observation quelques indices et, à partir de ces éléments fuyants (un geste, un vêtement, une obsession), extrapoler ce qui pourrait être le drame implicite d’une vie – dérisoire et dès lors tragique –, voilà ce qui semble avoir motivé l’écriture de ces Cent portraits vagues. Autant de « types » humains – du jeune homme hésitant à la vieillarde aux os qui grincent – que Milène Tournier reconstitue ou invente, qu’importe, dans tout ce qu’ils peuvent avoir de générique et d’infiniment particulier.
Ce nouveau livre s’inscrit dans la continuité d’un projet qui cherche à poser sur le réel un regard lyrique, au sens le plus ambitieux du terme, comme c’était le cas dans le remarquable Je t’aime comme (Lurlure, 2021), qui redonnait avec humour et non sans une certaine mélancolie leurs lettres de noblesse aux éléments de notre grisaille quotidienne, de l’arrêt de bus au distributeur Selecta. L’approche ici, puisqu’il s’agit d’une certaine façon de « tranches de vies », de synthèses d’expériences, se fait plus sombre et se double d’un certain goût pour le pathétique : les vies sont par essence fragiles, elles reposent sur une santé toujours précaire et sur des constructions mentales branlantes, et une certaine dose de pathos discret (car il s’agit d’une matière hautement inflammable qu’il convient d’employer à bon escient) permet de leur donner du corps.
Bien qu’il s’agisse de prose, d’une collection, si l’on veut, de micro-fictions à lire comme autant d’instantanés, il n’en reste pas moins que Milène Tournier écrit en poète et que sa langue travaille dans l’intensité de l’image. Cela permet des raccourcis fulgurants, ainsi du portrait d’un homme lassé des sandwichs : « il a froid, son sandwich est tout plat, comme est sa mère plate sous une tombe ». La poète esquisse ses portraits en quelques traits habiles et tire, avec un grand sens du détail révélateur (une manière de poser les mains sur une table, un évier qui fuit), le sous-texte dramatique derrière le banal. C’est, au fond, le portrait sans concession d’un monde déshumanisé qu’elle donne à lire, un monde de personnes solitaires qui souffrent en silence et sans toujours le savoir. Des êtres qui se prennent « le réel d’un coup, près comme une haleine » et tentent de « faire mousse douce autour du meuble cruel » qu’est ce même réel.
« Il a de la semoule dans la tête, disent de lui les femmes et les hommes. Il n’a pas sa graine toute bien cuite », ainsi commence le portrait d’un homme simplet qui coupe des oignons. Puis c’est un homme qui s’effondre « dans une rue pas loin de celle de l’Amiral-Mouchez », c’est une mère qui ne sait pas lire « devant le portail, à la sortie des classes » et fait semblant en écoutant « les autres mamans », c’est une femme dont on comprend au moment de « sa mort, idiote et si évitable, quelle vivante elle était », une femme « morte alors parce que le feu était vert pour elle et que, comme celui d’un enfant, son cerveau n’avait retenu que cette information : le feu est vert pour moi, je peux passer ». C’est une autre femme, encore, qui écrivait « des phrases d’elle pour elle, avares comme des recettes de cuisine et tristes comme les conseils d’une voisine plutôt que d’une amie ».
Autant de personnages qui ne se sont jamais tout à fait dépêtrés d’une certaine inadéquation, qui conservent de l’enfance une obstination parfois absurde, des êtres désemparés que l’écriture toujours juste de Tournier met à nu sans prétendre en percer le mystère.
Guillaume Contré
Cent portraits vagues,
de Milène Tournier
Lurlure, 132 pages, 16 €
Domaine français Des vies vécues
juin 2024 | Le Matricule des Anges n°254
| par
Guillaume Contré
Avec finesse et acuité, Milène Tournier tisse en cent fragments le portrait de la vie des gens au plus près de leurs folies et drames intimes.
Un livre
Des vies vécues
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°254
, juin 2024.