Terre somnambule, ce tout premier roman de Mia Couto, s’ouvre sur une scène saisissante : « Dans ce pays, la guerre avait mort la route. Sur les chemins, seules les hyènes erraient, fouissant au milieu des cendres et de la poussière. Le paysage s’était métissé de tristesses jamais vues, sous des couleurs qui poissaient à la bouche. » De 1977 à 1992, au Mozambique, la guerre civile a causé la mort d’un million de personnes et le déplacement de cinq millions de personnes. Sur cette route, un vieux et un gosse, on ignore leur âge, le vieux n’est peut-être pas si vieux (j’ai rencontré un jour à Maputo un grand-père de 45 ans) fuient un camp de réfugiés. « Ils avancent vacilents comme s’ils n’avaient jamais fait que marcher depuis leur naissance. Ils vont par-delà nulle part, tenant leur venue pour non avenue, dans l’attente de l’à venir. Ils fuient la guerre, cette guerre qui a contaminé toute leur terre. » Tuahir et Muidinga marchent épuisés et trouvent refuge dans les décombres d’un bus incendié. Muidinga y fait la découverte des cahiers de Kindzu, récit de formation de ce jeune homme qui a vu son destin et celui de sa famille basculer avec la guerre. « Mon âme était un fleuve immobile, aucun vent ne m’illunait la voile de mes rêves. Depuis la mort de mon père, je dérive tout seul, orphelin comme une vague, frère des choses sans nom ».
Rétrospectivement, on peut lire Terre somnambule comme un laboratoire pour Mia Couto de ses romans et nouvelles à venir. L’écrit et l’oral cheminent côte à côte, opérant une distribution de la parole. On retrouve ce dispositif narratif dans ses derniers romans comme Les Sables de l’empereur ou Le Cartographe des absences mais la langue de l’auteur a aujourd’hui considérablement changé. Son écriture s’est comme dévêtue de ses créations lexicales pour emprunter une voie plus dépouillée et questionner plus directement l’écriture de l’Histoire du Mozambique et des différentes versions du passé, avec pour continuum la poésie.
J’ai l’immense chance de traduire l’œuvre de Mia Couto depuis vingt ans. Traduire Terre somnambule est comme un cadeau, c’est un livre très important dans mon parcours, peut-être à l’origine de mon désir de traduire. Lorsque les éditions Métailié me l’ont proposé, je me suis souvenue à la fois de mon éblouissement de lectrice et de la difficulté de ce texte, dont j’avais aimé la traduction par Maryvonne Lapouge-Pettorelli aux éditions Albin Michel. Bien que « penser rapporte beaucoup de pierres et peu de chemin » à en croire Zéca dans Tombe, tombe au fond de l’eau, j’ai pensé aux possibilités d’interprétation infinies qu’offrent les textes de Mia Couto et je me suis lancée. J’ai remonté le cours de mes premières traductions de ces livres, en revisitant en quelque sorte ma pratique à l’aune de mon expérience d’aujourd’hui. Très vite, j’ai dû affronter « les spires, les abîmes et les silences » de ma propre langue selon l’expression de Bernard Simeone. J’étais partie pour quatre années...
Domaine étranger « Garder l’étranger de la langue »
février 2025 | Le Matricule des Anges n°260
Un livre

