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Nouvelles Les Asperges, fatalement

avril 1994 | Le Matricule des Anges n°8

Né en 1937, François Boulay habite Lyon et exerce une profession médicale. En 1993, il a publié L’Automne ordinaire aux éditions Michel Chomarat. Nourri par les lectures de Borges, Boulgakov ou Cortazar, il déclare apprécier les auteurs de la dérision et du désespoir, ceux qui sont, dit-il, capables de trouver le déséquilibre à partir du quotidien. Il travaille actuellement sur un recueil de nouvelles qui devrait sortir en fin d’année. Dernier livre acheté : Les Lettres du Baron de Jean-Christophe Duchon-Doris (L’Atelier Julliard).

Kioube, me disait-elle toujours, elle prononçait Kioube mais mon vrai nom c’est Kubic, Kioube t’es qu’une lopette, une pauvre petite lope de rien du tout si on l’écrase du talon ça doit faire un sale bruit, Kioube elle ajoutait, pourquoi t’as la peau du ventre jaune ? Une vraie peau de crapaud, de vilain crapaud jaune, mais qu’est-ce que je fais à moisir avec un crapaud ? Hé ! Kioube ! ça te dirait un petit bain dans l’eau des cabinets ? Je tirerai la chasse…
Sacrée Raugh ! Les mots se cassaient dans ma tête comme une pile d’assiettes et j’aimais ça le bruit des assiettes, et le rire rauque cassé en miettes lui aussi, le rire rouge baiser trois paquets par jour et quelques kilomètres quotidiens de macadam…
A la fin ça se passait toujours à la cuisine. A la cuisine toujours, parce qu’ailleurs… elle ne venait plus. Raugh, dans ma vie, s’était répandue par erreur, ou par distraction. Une inondation aberrante. Elle s’en éloignerait comme une hémorragie, une marée descendante, abandonnant un à un chacun des territoires. Parfois, ici ou là, des taches de Raugh, ombres et parfums, qui dessinaient des gros trous dans l’air. Mais elle reviendrait. Fatalement elle reviendrait. Un coup de pied dans la porte et le sac rouge lancé dans les épluchures, salut Kioube tu changeras jamais tu sens la vieille soupe qu’est-ce qu’on mange ?…
Comme chaque soir il faut que tout soit prêt. Chaque soir depuis… Je ne sais plus mais je sais qu’elle aimait les asperges… enfin bon… le temps s’était arrêté un samedi de mai sur une histoire d’asperges, le dernier combat, misérable, les derniers mots absurdes pour retenir la marée… Raugh si tu veux, ce soir, ce soir par exemple, je peux faire des asperges… c’est ça connard fais-moi des asperges… et le petit sac rouge avait décrit en l’air une dernière trajectoire. Le trou noir de la porte n’avait jamais été aussi noir. Un sale pivert se mit à marteler le silence. C’était la mode des talons aiguilles.
Sept ans ! Non, huit. Huit ans mes yeux d’épagneul alcoolique fixé sur le noir du couloir. D’autres à ma place auraient pris d’assaut l’escalier, la rue, le dernier bus, filé à la gare ou au bout du monde, prêts à la discussion, la rémission, la reddition… S’appeler Kubic, une fin de semaine plus morne que jamais, et juste à la saison des asperges, était sûrement un handicap. Raugh, je l’aimais. Mais j’ai tout mon temps désormais. Je ne suis pas pressé. C’est ma manière d’être pudique.
La patience est une grande dame habillée de sombre, et qui danse, suspendue dans l’air, avec des gestes très lents. Patient mais organisé. J’ai un couteau spécial en acier brillant. Effilé comme un rasoir. Chaque asperge est débarrassée de ses peaux jusqu’à la nudité adéquate. Douze minutes pour une botte. Hors saison c’est plus dur. Chaque soir une sauce différente. Raugh, c’est sûrement la monotonie qui l’a fait fuir, alors… hollandaise. Ce soir, hollandaise. Démarrer lentement le va et vient dans le bain-marie. Les jaunes pas trop tôt et la casserole pas trop mince. Les asperges de Villelaure, les meilleures du monde, ont encore la force de tendre le cou. Des oisillons. Jus de citron, beurre clarifié, persil en négligé de branchage, sept heures dix je suis en retard, elles s’impatientent elles ricanent, en retard en retard le vilain crapaud le pas beau le lourdaud… concert aigrelet de petits cadavres verts couchés côte à côte. J’attends mon heure, les petites, ma patience est sans limite. Et si c’était ce soir ? Ces craquements dans l’escalier ? Ce frôlement contre la porte ?
Les chères petites s’endorment sur leur lit de cerfeuil. Il sourd un jus verdâtre. Je les regarde chaque soir s’endormir, se blottir, se noyer dans leur flaque. Mais qu’est-ce donc cette émeraude insatiable qui vous sort du ventre ? D’où tenez-vous ces fontaines ?
Je ne touche jamais aux asperges. Elles et moi dans la même attente couleur nuit. Agonie ordinaire sans larmes ni plaintes. Demi-sommeil où tout se résout en désirs inavoués. Raugh avait vingt-quatre ans, des yeux d’un vert tendre et une peau blanche, très belle. Je m’endors souvent le couteau à la main.


François Boulay

Les Asperges, fatalement
Le Matricule des Anges n°8 , avril 1994.