Une nuit orageuse et M’sieur Leonida face à la réaction et Une lettre perdue
Caragiale sorti de l’oubli
Selon Eugène Ionesco, Ion Luca Caragiale est « probablement le plus grand des auteurs dramatiques méconnus ». Voilà une injustice en train d’être réparée avec une magnifique traduction de trois pièces de cet auteur roumain aux éditions de l’Arche, traduction co-signée par Eugène Ionesco et Monica Lovinesco. Il y a là des trouvailles de langage savoureuses qui manquaient aux précédentes adaptations ce qui en appauvrissait le contenu.
Caragiale en effet déforme les mots, le comique provenant de la perte du sens avec de nombreuses répliques du style : « J’connais pas une telle raison sans motif ». C’est pourquoi on a pu parler à propos de Caragiale de « mime du langage ». Ses personnages ont souvent des tics verbaux. Dumitrake par exemple dans Une Nuit orageuse n’arrête pas de parler « de son honneur familier ». Il est très perturbé par un « bagabond, un tripes-creuses, un coudes-percés » qui, les yeux « esorbités », fixait sa femme et sa belle sœur un soir au théâtre. « Que va-t-on chercher à voir de ces farces qu’on n’y comprend rien. De la rigolade ! C’est de l’argent jeté par les fenêtres. Il vaut mieux mettre les sous dans l’autre poche et dire qu’on y a été ».
Caragiale est né en 1852 près de Bucarest (son village natal porte aujourd’hui son nom), il fait plusieurs métiers, correcteur et collaborateur dans différents journaux, inspecteur scolaire, directeur général des théâtres, sa plume seule ne lui suffisant pas pour vivre. En 1904, profitant d’un héritage, il s’exile à Berlin. « Il n’arrivera jamais à connaître suffisamment les gens pour qu’ils lui deviennent aussi insupportables que ceux qu’il a trop bien connus chez lui », ironise Ionesco. En 1912, quelques mois avant sa mort, Caragiale refuse même de revenir en Roumanie pour une célébration officielle de ses 60 ans.
Son œuvre est féroce. Elle vise particulièrement les petits bourgeois. Pour Ionesco, « la principale orginalité de Caragiale, c’est que tous ses personnages sont des imbéciles« . »Tu as une tête, pas besoin de cervelle », affirme doctement Léonida dans M’sieu Léonida face à la réaction. Ses personnages sont capables de toutes les bassesses, l’adultère le plus minable bien sûr, mais aussi le chantage, la dénonciation…, bassesses qu’ils arrivent toujours à justifier.
Ainsi, au sujet d’une lettre de dénonciation : « Aie du courage ! J’en ai bien, moi ! Pas besoin de signer. Nous l’envoyons anonyme ! » Pire encore, ces imbéciles sont férus de politique ! Une politique complètement dévoyée par leur bêtise. Dans Une lettre perdue, une scène de discours politique atteint des sommets dignes de figurer dans une anthologie. Comme cette conclusion surréaliste de l’un des orateurs : « Ou bien on révise, j’accepte mais on ne change rien ; ou bien on ne révise pas, j’accepte, mais alors on change par-ci, par-là, dans les points essentiels. Il n’y a pas à sortir de ce dilemne, j’ai dit ! »
« Pour Caragiale, l’hypocrisie dirigeante, l’innommable sottise bourgeoise… firent que la machine démocratique, comme sabotée, fut détraquée avant d’avoir pu fonctionner » (Ionesco, toujours). Dommage qu’il ait fallu attendre si longtemps pour découvrir ce grand classique qu’est Caragiale. Une telle virulence, féroce et drôle, est tellement rare.
L.C.
Une Nuit orageuse
M’sieu Léonida face à la réaction
Une Lettre perdue
Ion Luca Caragiale
adaptation d’Eugène Ionesco
et Monica Lovinesco
L’Arche
179 pages, 99 FF