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Nouvelles Amble

avril 1994 | Le Matricule des Anges n°8

Yves Hughes est né en 1960. Scénariste pour la télévision, il a signé des pièces de théâtre et plusieurs dramatiques radiophoniques. Il fut également auteur de sketches pour les Guignols de l’Info sur Canal +. Il vient de publier son premier roman chez Gallimard Vieilles neiges (collection Page blanche) Yves Hughes avoue apprécier Julio Cortazar, Milan Kundera et Nathalie Sarraute. Dernier livre acheté : Bandini de John Fante.

Vieilles neiges

C’est le petit mort qui entrava le mouvement, le petit cadavre. La grande horloge avait des envies de mesure. En revenant dans une maison c’est la première promesse de vie, la seule chose qui vous attende, elle attend votre œil, votre envie, votre bras pour repartir, elle n’attend que ça, elle, votre retour. Pour un homme c’est tellement bon, c’est tellement féminin une horloge. Mais ce jour-là elle n’est pas repartie, le petit cadavre bloquait son élan.
J’ai fait du café. Le deuxième impératif, trouver une chaleur. Il fallait m’en fabriquer une en faisant bouillir de l’eau sur le vieux poêle. Le café est une bonne excuse pour une envie de chaleur, ça évite les angoisses et résoud le problème de la pudeur. Des bûches de cerisier attendaient dans un coin, séchées par une vingtaine d’hivers et de plein vent du nord, elles sentaient la mousse.
Je ne me rappelle plus ce que j’ai fait au sujet de l’horloge, j’ai regardé les poutres, j’ai respiré l’odeur lointaine demeurée ici. J’ai voulu parler à voix haute mais la perspective de mon écho sur les murs m’a fait peur et je suis resté silencieux. Je crois que j’ai bu le café en marchant à travers les pièces. J’ai voulu entrer dans ma chambre d’enfant, j’ai seulement poussé la porte, je n’y étais plus.
En descendant au village, le bruit du ruisseau m’a paru plus présent qu’autrefois. Etait-il réellement différent ? Il avait plu et les orages avaient gonflé son eau, c’est toujours assez bruyant un ruisseau gros, petit boxeur qui cherche à faire impression. Mais j’ai songé qu’autrefois aussi il pleuvait, le ruisseau devait donc bien à cette époque-là déjà montrer des airs de boxeur, ce n’était que ma mémoire qui avait oublié un peu d’eau.
Le bistrot du village était à la même place, avec son enseigne en néons rouges auxquels il manquait une lettre, plus la même. Il vous soufflait à la figure son haleine de vieille prune, de sucre, de sueur et de cannelle chaude. Au comptoir il était question d’un sanglier, d’une poulinière malade et d’une femme qu’on avait retrouvée pendue à une solive de sa grange. Ni le patron du bar ni les habitués ne m’ont reconnu, ils disaient que le vieux mâle s’était réfugié au fond d’une combe et que la femme avait la langue mauve et pendante entre les dents jusqu’au menton. J’ai demandé un rhum.
La brutalité de l’alcool coulait entre mes dents et j’ai remarqué une tache sur le bois du comptoir. Mais je ne faisais pas suffisamment attention à la tache parce que les voix s’imposaient par-dessus elle et par-dessus ma volonté de ne rien entendre, même que c’était assez logique de trouver retraite au fond d’une combe quand on était fatigué et sanglier, mais qu’il est très surprenant de constater la longueur d’une langue humaine, que ça puisse descendre jusqu’au menton. J’ai relevé la tête, j’ai quitté des yeux la tache au bord du comptoir. Il y avait dans le regard de ces hommes beaucoup de sangliers, pas mal de verres de rhum et très peu de femmes, pratiquemment aucune de pendue. Maintenant il y en avait une et dans ma tête aussi. J’ai payé mon verre de rhum avant d’entendre le prénom.
J’ai dû faire tomber des pièces par terre, je ne les ai pas ramassées, fallait faire vite. Je ne voulais pas entendre ce prénom que je redoutais de trop bien connaître, la longue chevelure dans le cou, ce mouvement de front qui rejette la mèche en arrière quand le soleil pointe à la fenêtre et vient sur le lit, le matin, la peau de l’épaule et du sein qui s’éveille, et toute cette peau de toute cette femme, en entier. Je redoutais de savoir le tintement du bol de café contre les dents, le rire et la chaleur de ce sang qui s’était arrêté, et de trop bien me rappeler la douceur d’une langue qu’on avait retrouvée si longue et si mauve alors que je l’avais cherchée tant de fois et tant de fois trouvée, si petite et si rose, que j’avais tant de fois aimée, tant aimée vingt ans plus tôt.
Je suis revenu dans la maison en songeant à la poulinière. De nouvelles formes au milieu des troupeaux dans les prés le long du ruisseau : des poulains étaient nés. J’ai vu les arbres, les sycomores, les grands douglas bleus, les frênes et les ormes de Samarie, le vieux ginkgo, le même avec des branches de vingt ans plus longues et d’autres de vingt ans nouvelles, comme les jambes des filles, de certaines filles de vingt ans aujourd’hui. Je ne me rappelle plus si j’ai tourné la tête vers la maison du virage pour voir si ça ressemblait à une maison de pendue.
J’ai dû vouloir penser au solitaire au fond de sa combe et j’ai pensé à mes amours anciennes avec une fille qui peut-être s’était pendue. Et j’ai dû avoir peur à ce moment-là, oui à ce moment-là, quand j’ai pensé à ça, le sourire d’une fille ancienne, bien vivante et jeune et belle.
Je ne sais plus ce que j’ai fait au sujet de l’horloge. J’ai repris mon sac en laissant brûler les restes de cerisier dans la gueule du poêle. Des bougies figées dans vingt ans de larmes ne pleuraient plus et le ruisseau dehors donnait des coups de poing dans les racines de fayards. J’ai refermé la maison, je crois bien ne pas avoir enlevé le corps du rat de l’horloge.
D’ailleurs je ne sais pas s’il s’agissait d’un rat ou d’un chat, ma main en garde une sensation imprécise. Pourquoi s’était-il aventuré dans cette boîte en bois qui a si parfaitement la forme d’un cercueil et qui bat comme un cœur ? Cette longue boîte en forme de femme. Depuis combien de temps était-il dans l’horloge. Etait-ce lui qui avait arrêté le mécanisme, vingt ans plus tôt ?
Je ne crois pas avoir sorti le corps du rat mort, ou du chat. Je suis reparti en les laissant contre le balancier (je préfère l’idée d’un rat et d’un chat), frères d’éternité immobile, parce qu’il ne servait plus à rien de marcher seul dans une maison, et parce qu’une ancienne fille au prénom inconnu s’était pendue. Qui ? Pourquoi ? Je ne voulais pas savoir, surtout ne pas savoir, puisque de toute façon des poulains étaient nés et que le ruisseau coulait, se foutant pas mal des balanciers d’horloge qui s’arrêtent, des hommes qui reviennent et des femmes qui se pendent.

Amble
Le Matricule des Anges n°8 , avril 1994.