On considère que notre âge est marqué par le soupçon tandis que le xixe siècle nous paraît plein d’allant. Les valeurs positivistes et la ferveur du scientisme lui donnaient, pensions-nous, des armes contre la morosité et le doute. À la lumière de la publication inattendue d’Un sceptique, s’il vous plaît, on observe que le siècle des expositions universelles et du canal de Suez était tout différent.
C’est une chercheuse américaine, Julia Przybos qui a découvert ce petit livre aux confins de la Bibliothèque nationale dans une collection populaire, « la bibliothèque du voyageur ». De là à prendre le livre d’Albert Lhermite pour de la littérature de gare, il s’en faut. Il n’en eut d’ailleurs pas le succès. En 1861, sa mise en vente conduisit à un flop qui retira sans doute à l’auteur l’envie de récidiver.
Un sceptique, s’il vous plaît est un recueil de contes à la manière voltairienne. On reconnaît même la référence à Zadig au détour de quelques mentions, celle du basilic d’abord puis d’un (Lh)ermite. L’auteur inconnu avait d’ailleurs une patte et un ton qui l’inscrivent dans la tradition oratoire du xviiie siècle. Il prend place parmi les Sceptiques dont il suit les préceptes de méfiance et d’indépendance. Ses « contes philosophiques » démontrent l’ambivalence du monde qu’il convient de juger avec mesure et humilité.
Selon lui, le rôle de l’homme est d’aimer et de chercher : « mais l’orgueil humain (…) veut, en outre, obliger les autres à faire ce qu’il fait, à choisir ce qu’il choisit. Au lieu donc de cultiver sa conscience et son goût, c’est-à-dire son cœur, il rêve une faculté universelle, absolue et despotique qui lui permette de commander. » Basé sur la liberté individuelle et l’esprit critique, le credo d’Albert Lhermite est sans doute « vivre et laisser vivre ». À moins que ce soit « il faut cultiver notre jardin. »
Sur la réalité de cet écrivain sans visage, le récit des recherches de Julia Przybos se révèle plein de suspense et d’intérêt. Grâce à elle, on sait désormais qu’Albert Dupuis (son vrai nom) est né à Arras en 1817, qu’il a commis des articles philosophiques pour diverses sociétés savantes. On retient surtout qu’avant Borges et son « livre de sable » cet illustre inconnu a inventé une bibliothèque de livres vierges où le lecteur, aussi sceptique soit-il, lit indéfiniment et crée à la place de l’auteur. Nouveau Pyrrhon, Lhermite est un visionnaire qui a déchiffré les pages encore blanches d’une littérature à venir. « Il n’y a, dit-il, dans vos livres comme dans les miens que ce que nous y mettons. »
Un sceptique s’il vous plaît
Albert Lhermite
José Corti
160 pages, 100 FF
Histoire littéraire L’ère du soupçon
décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18
| par
Éric Dussert
Un livre
L’ère du soupçon
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°18
, décembre 1996.