La lettre de diffusion

Votre panier

Le panier est vide.

Nous contacter

Le Matricule des Anges
ZA Loup à Loup 83570 Cotignac
tel ‭04 94 80 99 64‬
lmda@lmda.net

Connectez-vous avec les anges

Vous n'êtes actuellement pas identifié. Pour pouvoir commander un numéro, un abonnement ou bien profiter, en tant qu'abonné, des archives en ligne, vous devez vous connecter avec votre compte.

Retrouver un compte

Vous avez un compte mais vous ne souvenez plus du mot de passe ? Vous êtes abonné-e mais vous vous connectez pour la première fois ? Vous avez déjà créé un compte, peut-être, vous ne savez plus trop ?

Créer un nouveau compte

Vous inscrire sur ce site Identifiants personnels

Indiquez ici votre nom et votre adresse email. Votre identifiant personnel vous parviendra rapidement, par courrier électronique.

Informations personnelles

Pas encore de compte?
Soyez un ange, abonnez-vous!

Vous ne savez pas comment vous connecter?

Domaine étranger Shandy change de voix

mai 1999 | Le Matricule des Anges n°26 | par Christian Molinier

Facétieux et satirique, Laurence Sterne était un homme d’église peu orthodoxe. Nouvelle et surprenante traduction de Tristram Shandy.

La Vie et les opinions de Tristram Shandy

Jusqu’à l’âge de quarante-sept ans, Laurence Sterne (1713-1768) a mené la vie d’un obscur pasteur anglican dans une paroisse de campagne du Yorkshire. Pasteur peu dévot, aimant la chasse, les joyeuses soirées entre amis et les femmes (le caractère difficile de son épouse poussait notre clergyman à chercher les divertissements hors de chez lui). Tout cela ne l’empêcha pas d’écrire des sermons, des lettres et, en 1749, une petite pièce comique sur une querelle d’ecclésiastiques qui préfigure sur un mode mineur l’esprit shandéen.
Et puis, sans autre signe annonciateur de son génie, il fit paraître en 1760 les deux premiers volumes de The Life and Opinions of Tristram Shandy. Immense succès. A Londres. Car, dans la province de l’auteur, le livre souleva un concert de protestations indignées. Comment un homme d’Eglise pouvait-il publier de pareilles indécences ? Sans se préoccuper du tumulte, Sterne boucla son bagage et partit pour la capitale.
Ce fut le commencement d’une gloire qui, au fil de la publication des sept autres volumes de Tristram Shandy, ne connut aucune éclipse et se prolongea jusqu’à aujourd’hui, du moins dans le public cultivé.
Un des aspects de l’œuvre qui fut sans doute pour beaucoup dans son succès immédiat, c’est le ton naturel qu’adopte d’emblée le narrateur, un ton de conversation familière proche des entretiens que peut avoir dans un pub un groupe d’amis que n’effarouchent pas les plaisanteries salaces. Et comme le principe de ce type de conversation est la digression, le livre se donne l’aspect d’une longue divagation où l’on passe constamment d’un sujet à l’autre pour revenir à celui qui a été abordé précédemment et le quitter à nouveau.
Mais le ton badin et primesautier, les parodies, les descriptions cocasses n’ont nullement leur fin en eux-mêmes et ne se limitent donc pas à un projet d’amusement sans arrière-pensée. L’intention profonde de l’auteur se signale dès l’épigraphe, empruntée au Manuel d’Epictète : « Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui tourmentent les hommes mais les opinions qu’ils forment sur les choses. »
Autrement dit : la subjectivité peut maîtriser le destin. Il suffit pour vivre bien d’avoir de la vie l’opinion appropriée.
Le projet de Tristram Shandy, et le ton shandéen qui en est la substance, n’est pas sans rapport avec l’existence de l’auteur. Sterne, homme chétif, d’une santé fragile qui lui vaudra de mourir prématurément, affligé -comme d’autres philosophes- d’une épouse rébarbative, enfermé dans un milieu étriqué et dans une profession sans rapport avec ses aspirations, aurait pu maudire le sort et se laisser aller à des considérations désabusées. Eh bien, il fait tout le contraire, en prenant le parti d’avoir sur les choses l’opinion qui le rendra le plus heureux. Il se transforme subjectivement grâce à sa verve satirique. C’est ce qu’exprime bien le titre de l’étude -la plus récente et la plus exhaustive mais malheureusement épuisée- qu’Henri Fluchère lui a consacrée : Laurence Sterne, de l’homme à l’œuvre.
Comme chez Rabelais ou Cervantès, deux auteurs auxquels on l’a souvent comparé, son rire possède une profondeur particulière et ses plaisanteries reposent sur de solides connaissances. Le rire de Sterne est d’ailleurs moins un éclat de rire qu’une attitude rieuse, une jubilation intellectuelle fine et discrète ; remède anti-mélancolie, arme anti-lourdeur, anti-conventions, anti-bêtise, bouclier et pique tout à la fois face au monde extérieur. Tel est l’esprit shandéen, un acte de liberté absolue envers toute autorité, toute coutume, tout pouvoir. A commencer par celui des correcteurs et des typographes. D’où ses fantaisies d’auteur : deux pages noires en signe de deuil, des chapitres de quelques lignes et d’autres très longs, un dialogue qui commence à la fin d’un chapitre et se poursuit sans transition au début du suivant et surtout ce parti pris de digression évoqué plus haut. L’intérêt du lecteur est constamment maintenu en éveil par la progression du livre, apparemment anarchique mais en réalité très savante, où les surprises sont habilement préparées longtemps avant de survenir. De la même façon, les personnages surgissent et repartent sans cesse. Campés à la Hogarth, avec leurs manies et leurs singularités d’expression, ils deviennent vite familiers, inoubliables.
Dès le xviiie siècle, Tristram Shandy fut traduit en français. Il y eut ensuite plusieurs traductions jusqu’à celle de Charles Mauron, en 1946, qui précède celle des éditions Tristram due à Guy Jouvet. Le travail de Mauron aplatissait quelque peu l’original et a le défaut de paraître guindée, ce qui est à l’opposé de l’esprit du livre. La traduction de Guy Jouvet -qui ne porte ici que sur les deux premiers volumes, les deux suivants devant paraître au début de l’été et les autres un peu plus tard- a pris le parti inverse, celui d’une fidélité à l’esprit facétieux de l’œuvre. Eu égard aux difficultés de l’entreprise, il faut reconnaître que les solutions du traducteur, chaque fois qu’un problème délicat se pose, sont élégantes, naturelles, inventives et d’une manière générale, tant pour la version française que pour l’appareil critique (qui occupe la moitié du livre), on ne peut qu’admirer son talent et son savoir. Mais on peut aussi se demander s’il n’a pas poussé l’un et l’autre un peu trop loin. Voulant éclairer les allusions, il apporte plusieurs pages de précisions. Voulant imiter la cocasserie de Sterne, il tend à outrer l’expression au moyen d’archaïsmes et de néologismes, y compris là où l’auteur se sert d’un terme courant. Et, chose peut-être plus discutable encore, il n’hésite pas à ajouter au texte un développement de son cru. Quand Sterne dit simplement : « the minutest philosophers… », c’est-à-dire : « les philosophes les plus minutieux », le traducteur croit nécessaire de substituer à cette formulation trop simple à ses yeux une longue et brillante formule : « les plus fins détaillistes et disséqueurs de riens que compte l’espèce philosophiste, ces pense-menu… ». Le livre fourmille d’exemples de ce type. Le résultat en est que la version française, avec sa prolifération verbale, finit, en exagérant les effets de style, par s’écarter de l’impression que laisse l’original. Le plaisir de la lecture est en partie conservé -mieux que dans les traductions précédentes- mais on ne peut s’empêcher de penser que si ce remarquable traducteur avait su tenir la bride à son talent, il eût pu approcher de très près la perfection.

La Vie et les Opinions de Tristram Shandy
Laurence Sterne

Traduit de l’anglais
par Guy Jouvet
Tristram
460 pages, 95 FF

Shandy change de voix Par Christian Molinier
Le Matricule des Anges n°26 , mai 1999.
LMDA PDF n°26
4,00