S’il existait une carte en relief de l’Europe littéraire, l’oeuvre de Péter Esterházy s’y dresserait comme l’un des plus hauts sommets du moment. Évidence topographique qui ne saurait cependant aplanir (pesons nos mots avec soin) une difficulté bien connue des montagnards : par quelle face entreprendre l’escalade ? -difficulté encore aggravée par l’obligation faite ici de gagner quelques nouveaux lecteurs, pour l’heure encordés au critique de service, à la cause du grand auteur hongrois. Or, l’époque est aux paisibles randonnées textuelles à travers des paysages doucement vallonnés, obsession des muqueuses et tout-à-l’ego, aimables badinages et faits divers montés en épingle. Grimper à la rencontre de Péter Esterházy revient pourtant à vérifier en chemin un paradoxe éprouvé : on respire mieux dans l’atmosphère raréfiée des altitudes romanesques qu’en ces mornes campagnes (de presse) où souffle un air du temps au ras des pâquerettes.
C’est au pied du mur qu’on reconnaît tout ensemble l’alpiniste et l’exégète. Face aux sept livres de notre écrivain disponibles en français, le dernier nommé ne sait tout d’abord où donner de sa plume en forme de piolet. Le versant biographique, par exemple, s’apparente à une pente douce, et un rien savonneuse, à force d’être connu et reconnu. Par le passé, maints éclaireurs ont en effet mis en lumière que la famille Esterházy fut l’une des plus puissantes dynasties austro-hongroises -sans remonter trop loin dans le passé, où grouillent princes et guerriers, rappelons seulement que le grand-père du romancier fut Premier ministre de Hongrie en 1917 et qu’en d’autres temps ou sous d’autres latitudes, il conviendrait de donner du « Monsieur le comte » à l’auteur de Trois Anges me surveillent.
Les Esterházy ont marqué l’histoire de la Hongrie (les Esterházy ont aussi marqué l’histoire de France, quoiqu’il semble, faute d’explications décisives, que le fameux capitaine Esterházy de l’affaire Dreyfus fût en réalité une manière d’usurpateur) tout comme l’histoire de la Hongrie a marqué les Esterházy. Un critique -aussi fameux pour l’audace de ses vues que pour une tendance à rendre sa copie en retard (il se reconnaîtra)- a justement souligné que le dernier et hénaurme opus en date, intitulé Harmonia cælestis, s’organisait autour d’une singulière symétrie, autour de deux moments-clés de la chronique familiale du XXe siècle. Tout d’abord l’éphémère République des conseils, instaurée en 1919 par le commissaire rouge Béla Kun, alors que le père de Péter Esterházy baignait encore dans le liquide amniotique (ce qui, vu par le fils, donne : « À l’instant même où Menyus Tóth entra dans le salon Roisin en annonçant l’entrée des communistes, mon père donna un gigantesque coup de pied dans le ventre de ma grand-mère. Pas de panique : de l’intérieur. ») Simple répétition de ce qui survint en 1948, Péter Esterházy (né en 1950) n’était alors qu’une lueur dans l’oeil de son père, lorsque la Hongrie se retrouva derrière le...
Dossier
Péter Esterházy
Péter Esterházy, le maître artificier
"L’étoile du berger", ainsi peut se traduire le nom d’Esterházy, ne cesse de monter dans le ciel littéraire. Virtuose de l’autofiction, souvent qualifié par commodité de baroque ou de postmoderne, le romancier hongrois conçoit ses livres comme on dispose des leurres. Parution d’Harmonia cælestis.