Pendant plus de trois siècles, à Padoue, à Naples, mais aussi à Limoges, en Écosse, à Delft et Lisbonne, des poètes ont écrit des merveilles en langue latine. Dans cette lumineuse production, certains sont plus que célèbres (Pétrarque, du Bellay), d’autres restent ignorés ou méconnus. Alors que, comme l’annonce Dante, le latin « touche à son crépuscule », leur grandeur est d’avoir donné à cette langue une radieuse jeunesse, de l’avoir réenchantée comme par miracle. Tout semble neuf dans ce vieil idiome qui va disparaître : un goût de printemps auquel la latinité classique ne nous a pas toujours habitués.
Pierre Laurens, traducteur et présentateur de cette édition bilingue, avertit le lecteur qu’il a choisi une perspective historique pour faire apparaître « la métamorphose des styles » qui conduit de l’Humanisme à l’âge baroque, entre 1342 et 1678. Liberté est ainsi laissée au lecteur de cheminer à travers les auteurs et leurs thèmes. Il en conclura sans doute que c’est l’amour sous toutes ses formes qui donne à ces poésies leur limpide unité, qu’il s’agisse du fantôme de Laure qui hante Pétrarque « Le marin dans la nuit a moins peur de l’écueil/ Que moi de son visage et des mots qui me troublent/ Et des cheveux dorés et de son cou de neige,/ Et des douces épaules et des yeux qui me navrent/ Au-delà de la mort… », de la ferveur charnelle d’Ange Politien « Fille, de loin plus délectable/ Que sucre ou que miel de Sicile/ Aussi blanche que lait caillé », des vers de Jean Second où ruissellent « Des baisers par centaines/ des baisers par milliers/ et par milliers de mille/ autant qu’il y a de gouttes/ en la mer de Sicile ».
Ici, l’exil n’est encore rien d’autre qu’une nouvelle forme d’amour, celui du pays natal « dont les brises elles-mêmes se souviennent » (Marulle), et la vieillesse un âge poignant où « Cupidon me tance,/ À petits coups de torche sur ma chair endormie » (Konrad Celtis). Cette manière de dire l’humain n’exclut ni le religieux ni la méditation : une voile approche silencieusement du rivage et, « muette et tremblante », une jeune fille qui ramasse des coquillages l’aperçoit c’est une Annonciation selon Jacopo Sannazar ; « Que je nomme ou des yeux ou des bouches tes plaies,/ Je ne vois plus partout qu’yeux et bouches ouvertes » ce sont les souffrances du Christ dépeintes par Richard Crashaw. Au même auteur de clore le recueil sur une étourdissante description du néant : « Ornée de neiges, de roses,/ d’ondes, de flammes, d’air léger/ Bariolée, gemmée, dorée,/Je suis, je l’avoue (oh) rien »…
Encore « insuffisants » aux modestes yeux du traducteur, de tels morceaux de bravoure abondent ; c’est toutefois la simplicité même qui éblouit le plus souvent. « Tu veux savoir quelle est ma vie / C’est la vie de quelqu’un qui t’aime :/ Souffrante, grise, ingrate, inquiète ». Dans le texte original, Marulle écrivait « Infelix, misera, inquies, molesta » : un léger déplacement (molesta recule en ingrate) et l’ajout d’une couleur (misera devient grise) marquent l’art tranquille de Laurens, qui n’hésite pas ailleurs à mêler les registres pour rendre toutes ses couleurs au texte original : « Une ribambelle de filles s’attache/ À ses cheveux blancs ; ce qu’elles courtisent,/ Ce n’est pas son âge archicanonique/ C’est plutôt son pèze ! » (Giovanni Giovano Pontano). L’impeccable translation rythmée permet, on le voit, de voguer du latin au français comme porté par la même langue. Espérons alors que dans un même souffle, brillant « dans la nue ou dans l’air transparent », le fantôme de Laure revienne hanter l’Europe et nous « force à retenir » nos « pas épouvantés ».
Anthologie de
la poésie lyrique
latine de
la Renaissance
Edition bilingue
de Pierre Laurens
Poésies/Gallimard
440 pages, 8 €
Poésie Le complexe d’Orphée
juin 2004 | Le Matricule des Anges n°54
| par
Gilles Magniont
Pierre Laurens « ramène des Enfers » une belle anthologie de la poésie lyrique latine, qu’il nous dédie « sans se retourner ».
Un livre
Le complexe d’Orphée
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°54
, juin 2004.