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Intemporels Lispector, pensée continue

mai 2006 | Le Matricule des Anges n°73 | par Didier Garcia

La romancière brésilienne met en mots le destin d’un homme dont l’unique souci est de réapprendre le monde. Un roman déroutant.

Avec certains romans, mieux vaut s’abstenir de lire la quatrième de couverture. Le Bâtisseur de ruines est de ceux-là. L’idéal, c’est d’y entrer sans rien connaître de l’intrigue (d’ailleurs d’une minceur difficile à égaler). Cela laissera au lecteur d’heureuses minutes de flottement : pourquoi Martin, le protagoniste, végète-t-il depuis quinze jours dans un hôtel désaffecté ? Pourquoi se sent-il constamment menacé ? Pourquoi quitte-t-il sa chambre au beau milieu de la nuit en sautant du balcon ? Et pour aller où ? Manifestement, Martin l’ignore.
Ce n’est qu’à la page 40 qu’un premier aveu vient confirmer une intuition : Martin a commis un crime ; son départ nocturne équivaut donc à une fuite. Pas d’autre choix pour le lecteur que de se satisfaire de cette explication, d’ailleurs parfaitement plausible, mais avec Clarice Lispector (1920-1977), on n’est jamais sûr de rien : Martin n’a-t-il pas inventé cette idée de crime afin de pouvoir vivre ce qu’il désirait vivre ? Sur l’authenticité de ce meurtre, le mystère restera entier presque jusqu’à la fin du livre. Avant cet éclairage final, les péripéties se feront rares : Martin sera embauché dans la première fazenda qu’il trouvera sur son chemin ; il y rencontrera deux femmes, une jeune mulâtresse nommée Victoria, dont il exécutera chaque ordre avec la même constance, et sa cousine Ermelinda, qui tentera de l’aimer.
C’est au compte-gouttes que Lispector abandonne des informations au lecteur : on apprend que Martin est marié, père d’un fils persuadé que Dieu a créé le rhinocéros pour pouvoir le voir, précisément parce qu’avant de le créer il ne le voyait pas. Et, dans un dialogue où le silence compte autant que les mots (le protagoniste en a l’habitude : on le surprend à dialoguer avec des pierres), Martin révèle qu’il est ingénieur.
Peu après son installation chez Victoria (qui profite de l’aubaine pour mener un homme à la baguette), on a le sentiment que tout va recommencer comme avant (entendez : avant son arrivée chez les femmes), et que le temps va bêtement se dissoudre dans l’observation du décor. Et pour tout dire, il s’en faut de très peu. Huit jours plus tard, il ne s’est absolument rien produit de notable, mais se met soudain à exister « cette chose dont on prend conscience de façon inattendue : le passé ».
Dans ce roman, même quand il ne se passe rien (ce qui est presque toujours le cas) il se passe quelque chose : de la pensée, mais alors « des pensées profondes, satisfaisantes et substantielles ». Rien de plus urgent semble-t-il que de penser, voire penser sa pensée, l’examiner sous tous les angles. Au moindre geste, à la moindre petite action, que chaque personnage ausculte comme si sa vie en dépendait, le lecteur s’en prend pour dix pages de pensée, et pas n’importe laquelle : de la vraie, qui philosophe. Martin découvre par exemple que s’il n’avait pas conscience que les fleurs poussent, elles ne pousseraient pas (autrement dit : c’est l’être humain qui, par sa conscience, donne vie au monde dans lequel il vit).
Un jour, un professeur rend visite à Victoria. Martin se trouve alors sur le point de devenir l’homme qu’il a inventé d’être ; il vit aussitôt comme une menace cette présence qui perturbe l’ordre des choses. Il n’a pas tort. Quelques pages plus loin, à la faveur d’un monologue intérieur, on constate que Victoria a éveillé les soupçons du professeur : que vient faire un ingénieur dans une ferme perdue ? Quand les inspecteurs débarquent pour l’arrêter, il a enfin accompli sa grande reconstruction générale : il n’a plus à agir comme un homme, désormais il en est un. On finira quand même par savoir qu’il a tué sa femme parce qu’il la soupçonnait d’avoir un amant (avait-il seulement des preuves ? Peu importe : on n’est jamais trop prudent), mais qu’elle a survécu à ses blessures. Cette ultime étape annonce pour lui le retour au monde des autres. Le mot de la fin sonne alors comme une morale : « nous sommes plus stupides que coupables ».
Le Bâtisseur de ruines est un roman de formation (pour Martin, il s’agit de redevenir un homme, et ce n’est pas une mince affaire) ; il progresse au gré de monologues intérieurs, en glissant d’une conscience à une autre (ce qui lui permet de se passer d’intrigue). Ce qui fait sa saveur, ce sont les phrases qui le portent, des phrases qui fascinent à la fois par leur simplicité et par leur étrangeté (ce n’est pas pour rien si l’on a fait de Clarice Lispector un écrivain mystique). De la même façon que Victoria collige ses propres pensées dans un album, le lecteur pourra se constituer un beau florilège de ces phrases dont Lispector a le secret : « Le toit de l’étable tombait en ruine, en certains points il ne semblait soutenu que par la hauteur du troupeau invisible dont les mouvements faisaient bouger lentement la lumière vide »… À chaque phrase, la surprise est la même, comme si le lecteur faisait l’expérience d’une langue nouvelle, voire étrangère. Et quand cela dure pendant tout un roman, c’est proprement étourdissant.
Didier Garcia

Lispector, pensée continue Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°73 , mai 2006.
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