Au XIVe siècle apparaît dans la langue anglo-saxonne le mot Oxbow : il nomme le bras mort d’un affluent, un méandre. Avec Oxbow-P Samuel Rochery (né en 1976, prix de la Vocation en 2002) nomme donc le méandre-poésie, son bras long et complexe, dont beaucoup chantent régulièrement la mort. Pas lui : on s’en rend compte dès les premières pages lorsque son poème en prose se met à penser à pleines dents, ou tout haut, son propre exercice, les raisons de sa perdurante existence, par ce constat désopilant : « Un homme vit sous le régime du buvard chaste et efficace autant qu’il n’a pas besoin de pester contre la vie réelle au motif que la vie grammatique est meilleure et sûrement moins méprisable. » Cette première proposition compare le poète à une éponge : il s’imprègne d’une langue ou de plusieurs, il boit les paysages, les situations, les événements comme un buvard, il cherche une grammaire spéciale à cette interaction entre langue et monde. Puis il se débat dans une vie ordinaire, en apparence opposée à ce que Rochery appelle la « vie grammatique ». De fil en aiguille, que l’on suive la section « Coopérations » (toute faite d’intertextualité) ou la partie « Oxbow-P. » (où se cuisine le fait poétique), on traversera le temps des complaintes égarées de la poésie, de « L’âge héroïque » à « Modenature », en passant par « Le cuisinier de la vie moderne ». Les titres, décalés, font se recouper plusieurs réalités éloignées, du bruit de « Sabot » entendu dans les villes du XIXe siècle à celui, mécanique, des automobiles modernes, de la « physique de la légèreté » à la « serrure et lecture d’un train du poème ».
Il y a dans Oxbow-P. une interrogation constante (avec une ironie à la Swift), de l’héritage des grandes traditions littéraires et philosophiques et ce que nous en faisons : Kafka, Cingria, Mandelstam, Dylan Thomas, Bartleby surgissent alors entre les lignes comme des conseillers et parlent une langue repassée dans le tamis de Rochery. L’auteur démultiplie ainsi les idées et les sensations en les faisant passer par une forme d’écriture à l’hermétisme toujours vif et interrogateur, parfois de second degré où la phrase devient joueuse (« il est question de cuisine gestique dans les deux cas - penser à un bureau, penser à une blanquette de veau, coopérer avec le chrono du moulinex »), même si elle n’échappe pas toujours à un certain savoir-faire.
De distinctions pensées en distinctions pensives, véritable moteur de l’avancée du poème en prose (baudelairien et rilkéen), Rochery va jusqu’à demander au temps de la production romanesque : « Sauf erreur, on ne voit pas à la fin du roman qui vient de paraître le calepin ou le journal du roman (…). A la fin du poème le journal du poème. Ni avant. Parce que le poème s’arrange déjà, peut-être, pour tirer le journal à soi dans son principe même de condensation. (…) La cuisine d’un poème est incluse dans le poème et elle est ouverte comme le poème ». La question est posée depuis l’idée du poème didactique, reprise au Romantisme allemand (dit de Iéna) qui l’envisageait déjà comme interrogations des genres, et leur dépassement. La poésie, si souvent isolée, vient ici, au contraire, réfléchir sur sa grande sœur romanesque, quitte à lui taper dans les côtes. Bien fait. Cette combinaison des données du monde (époque), couplée à celles des expériences sensibles (lectures, enfance, mélancolie, travail, solitude, etc.), Rochery les singularise par des recoupements sémantiques et rythmiques plein d’étrangeté, où s’ouvre une langue revigorante, de plus en plus reconnaissable. Et s’éloigne de l’influence des livres de Philippe Beck. On s’en réjouit.
Oxbow-P. de Samuel Rochery
Éric Pesty éditeur, 146 pages, 15,50 €
Poésie Un bras de poésie
septembre 2008 | Le Matricule des Anges n°96
| par
Emmanuel Laugier
Avec son sixième livre, Samuel Rochery explore en pensée-poème le vieux méandre qu’est devenue la forme poétique. Ou comment ne pas sonner son glas.
Un livre
Un bras de poésie
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°96
, septembre 2008.