Force est de constater que nos déambulations ne nous offrent que rarement l’occasion d’admirer, la nuit venue, un spectacle qui fit autrefois la joie des entomologistes, rêveurs et des vagabonds : le ballet des lampyridae, insectes de la famille des coléoptères, plus communément appelés lucioles. Ce sont bien ces dernières que Georges Didi-Huberman convoque dans son nouveau livre, Survivance des lucioles, qui à bien des égards s’offre au lecteur comme un livre de résistance à l’air du temps et à la lumière trop crue par quoi l’époque uniformise les singularités. La pensée du philosophe et historien de l’art trace une fois de plus son chemin en toute liberté, dans un itinéraire qui tient tour à tour de l’austère maniement des idées et de la danse aérienne parmi la beauté des choses. La figure de Pier Paolo Pasolini accompagne ici la réflexion de Georges Didi-Huberman. Il rappelle que l’immense artiste fut aussi un penseur dont l’acuité du regard nous est toujours précieuse. Pasolini nous apparaît à deux moments cruciaux de son existence. D’abord celle de sa jeunesse à Bologne où il est étudiant : on est en 1941, le temps est aux lumières blessantes qui déchirent le ciel pour y débusquer les avions ennemis, aux projecteurs des miradors des camps, à la propagande qui nimbe « le dictateur fasciste d’une lumière aveuglante ». Comment échapper au faisceau inquisiteur de cette « luce » omniprésente qui traque les pensées et les gestes hétérodoxes ? En s’engageant avec un groupe d’amis dans la « selva oscura », la forêt obscure qui abrite le ballet, la parade nuptiale des « luccioles (qui) se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières ». Chercher une clairière où le futur poète peut fêter les « premières lueurs du jour » : « Je me suis déshabillé et j’ai dansé en l’honneur de la lumière ; j’étais tout blanc (…). » Trente-quatre ans plus tard, dans les tout derniers temps de sa vie, Pasolini fera le constat désespéré de la « disparition des lucioles » dans les campagnes, concomitant du triomphe d’ « un fascisme, radicalement, totalement et imprévisiblement nouveau ». Le poète évoque un « génocide culturel » qui affecte jusqu’aux pensées, aux désirs des individus atomisés, mettant en cause leur qualité même d’ « êtres humains ».
Georges Didi-Huberman s’oppose à ce diagnostic définitif. Les lucioles, dit-il, n’ont pas disparu. Elles se sont déplacées, ont gagné d’autres territoires où nous pouvons les rejoindre : il faut chercher « l’espace - fût-il intersticiel, intermittent, nomade, improbablement situé - des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout. » Ces « survivances », on peut les trouver du côté de l’image qui est une « lucciola » fragile, une brèche par où échapper à « l’horizon (qui) baigne dans la luce des états définitifs », ce mur désespérant qui obscurcit le regard. Une fois encore, l’auteur convoque la pensée et la hauteur de vue de Walter Benjamin, pour contredire ici le pessimisme radical de Giorgio Agamben : le grand philosophe italien, dans son approche du « règne » et de « la gloire », rejoint le diagnostic de Pasolini quant à la « disparition » du peuple comme entité, celui de Guy Debord dénonçant son asservissement par le spectacle, et de Carl Schmitt qui souligne l’attachement des masses à « l’acclamation » des dirigeants. Penseur errant, « sans ressources », à la destinée tragique, Walter Benjamin a toujours cherché à « organiser son pessimisme » pour en faire un geste quotidien de résistance. Georges Didi-Huberman rend hommage à l’attention que porte Benjamin aux images singulières qui ouvrent à la pensée de nouveaux chemins. À une attitude qui lui permet de garder une « enfance du regard sur toutes choses. »
Survivance des lucioles
de Georges Didi-Huberman
Éditions de Minuit, « Paradoxe », 141 p., 13 €
Essais Lueurs nocturnes
Faut-il se borner à scruter un horizon politique qui n’offre qu’une désespérante absence de perspective ? Il est bien plus fécond, nous dit Georges Didi-Huberman, de chercher, loin des projecteurs aveuglants, l’inédit toujours à l’œuvre.