Georges Perros, un homme en partage
- Présentation La vie la plus proche
- Bibliographie Bibliographie
- Entretien Derrière les lignes
- Autre papier En toute amitié, 1
- Autre papier En toute amitié, 2
- Autre papier En toute amitié, 3
- Autre papier En toute amitié, 4
- Autre papier En toute amitié, 5
- Autre papier En toute amitié, 6
- Autre papier En toute amitié, 7
- Autre papier En toute amitié, 8
Récemment, dans les Cahiers de Cioran, je suis tombé sur cette note de 1966 : Je viens de parcourir dans la N.R.F d’août les « pensées » d’un certain G.P. Furieux, je jette la revue. C’est prétentieux. Parler de soi, quand on n’est rien, commencer son texte en parlant de son âge, ensuite commenter Barthes, trouver que sa position est « tragique », etc. Est-il possible qu’on publie des choses pareilles ? On pourrait s’étonner de prime abord de ce rejet sans appel de Cioran dont lesdits Cahiers ont pourtant des airs de Papiers collés et qui partage avec Perros, outre un fond de lucidité tragique, la pratique de la note comme forme achevée, celle-ci s’accompagnant parfois chez l’un comme chez l’autre d’une nostalgie avouée du Livre où s’articulerait leur pensée organisée enfin, déroulée, fluide, le contraire donc de leur mode d’écriture spontané, tout en à-coups, observations, éclairs, ces fragments qui seraient comme les pièces détachées de l’œuvre impossible. Ils s’accusent de paresse, d’impuissance, aux heures d’amertume, mais souvent aussi ils justifient cette manière d’aller, plus propre à enregistrer les vacillements de l’être, ses allergies, ses illuminations, quand toute prose suivie immanquablement se délite dans l’anecdote ou la complaisance et tire à la ligne. On se ramasse dans la note, c’est animal, qu’il s’agisse d’un repli peureux ou d’une prise d’élan pour le bond carnassier. Et cependant, tout oppose en effet Cioran et Perros. Il y a chez le premier une grandiloquence, une emphase paradoxale, beaucoup de pose, en somme. Rien de cela chez Perros, dont les fulgurances de poésie s’inscrivent en gris pâle sur le ciel breton, gris de plomb, et se mêlent au ressac sans jamais pousser la note dans les aigus (c’est alors une mouette qui survole sa mansarde de Douarnenez), toujours dans le ton. Il bourgeonne en bougonnant comme l’ajonc dont la fleur éclot dans l’épine revêche. L’ironie affleure, un désenchantement quotidien que relèvent tout du long des exercices d’admiration plus sincères que ceux de Cioran. Nulle danse de séduction chez lui – en cela nulle littérature ; il ne la laisse pas prendre, ni se prendre aux mots ; lui-même d’ailleurs ne se prend pas vraiment pour un écrivain, ce serait encore faire l’acteur, à quoi il a très tôt renoncé. Écrivain sans paradoxe, sans affectation. Rarement un style aura été si justement l’homme même.
Éric Chevillard