Quatrième livre de Eugenio De Signoribus, Au commencement du jour concentre, par son titre, toute la logique de sens de la démarche de ce poète rare, discret, dont la voix est l’une des plus singulières d’Italie. Etre « au commencement du jour », ce sera autant voir la lumière lover toutes choses – selon une référence qui fera dire à Ungaretti que « le premier soin de Dante sera de faire voir comment toutes choses sont naturellement attirées par le dévoilement matériel que produit le soleil en se levant » –, que trouver dans cette aubade les conditions de possibilité de la parole.
Cette tâche, à laquelle De Signoribus (né en 1947, dans les Marches) assigne la poésie, comme ses aînés Andrea Zanzotto, Giorgio Caproni ou Paul Celan, est toute tournée vers une lecture de ce que l’époque donne, interdit, refuse, ou déploie. Mais c’est à la façon dont ses plis ne cessent de faire retour amont (René Char) vers un passé jamais achevé que s’emploie l’écriture de De Signoribus. La lumière, toujours contemporaine, est un plissé de strates éclairées depuis les temps les plus anciens. Chacune des aurores étant peut-être l’instant où le poète continue de concevoir sa parole. Martin Rueff, dans sa préface, en formule l’hypothèse oxymorique, via une remarque de John Ruskin sur Turner : « Ruskin a peut-être entrevu que rien ne distingue le monde d’après le naufrage d’un monde sans naufrage. Peut-être même que le chien hurle devant cette invention terrible. Au principe de nos jours il y a peut-être un naufrage que nous ne sommes plus capables de distinguer ». C’est à partir de ce trouble temporel, véritable renversement anthropologique des donnés d’une société, que l’espace de la poésie modifie son champ de vision et de perception. Cette attention, le terme d’impregno civile la caractérise en Italie, De Signoribus en représentant la pointe la plus affinée de l’engagement. Le philosophe Giorgio Agamben ne s’y trompa d’ailleurs pas en voyant dans « cette voix qui “dans le soir du siècle” a su nommer la “face oblique du monde” » le plus grand poète civil de sa génération. Les deux extraits qui suivent sont révélateurs. Les contrastes rythmiques et formels marquent ce qui s’éteint et s’éveille continûment, jusqu’à crever les yeux du poème… : « et à reculons entre feuillets paraphes et fanges / renoter les épreuves du passage / afin que le biffé ait l’air du néant / alors qu’il est ce qui peut être : / berceau // d’un voyage vers son propre début, // idée reproductrice, site, / de la parole sauve ». La seconde partie de Au commencement du jour ouvre, elle, des chambres d’écho à toutes voix possibles : l’une dit l’attente, après qu’elle a été nommée successivement « lettrée », « comparée », « séparée », « inassouvie », « cynique », « assiégée », etc. : « celui qui venait sur ces corniches à présent / n’a plus de semelle aux chaussures / et le sol reste inhospitalier / et la langue n’a pas un bel aspect ». La « désespérée » tient à la sobriété d’énonciation, à la distanciation du pathos : peut-être est-elle la marque de ce qu’en italien l’adjectif fioca signifie, à la fois « rauque » et « faible » : « verbes des nuits conventuelles / dits à l’obscurité des murs / verbes agités contre les maux / finissant en hachoir et vinaigres ». Tel est l’amer de la voix qu’entre douceur et acidité elle reconduit la langue maternelle à son écart.
De cette ultime frontière où Orion erre avant de recouvrer la vue, De Signoribus fait toute la matière de ses vers, leur juste inflexion vers l’insu étant « comme celui venu de l’extérieur qui ne sait pas / et qui crée sa route à chaque pas ».
Emmanuel Laugier
Au commencement du jour (1990-1999)
d’Eugenio De Signoribus
Traduit de l’italien par Thierry Gillybœuf
Préfacé par Martin Rueff
La Nerthe éditions, 132 pages, 20 €
Poésie Lentille matinale
octobre 2011 | Le Matricule des Anges n°127
| par
Emmanuel Laugier
Avec Au commencement du jour, Eugenio De Signoribus entrecroise toutes les mémoires : de Virgile à une bâche battue par le vent sur un wagon, s’écrit toute une Histoire.
Un livre
Lentille matinale
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°127
, octobre 2011.