La profonde empathie du regard que porte James Agee (1909-1955) sur les trois familles de métayers auprès desquelles il a vécu durant l’été 1936 s’accompagne de la redoutable lucidité de son analyse du système de domination auquel elles sont soumises. Absent du corps central du livre, le propriétaire terrien, « clé de voûte de la structure économique du Sud rural » fait l’objet d’un propos placé en annexe, aussi élémentaire que saisissant. Il « n’a ni vocation ni plaisir à tromper ou intimider ou saigner ses locataires. Il est propriétaire de terres plus ou moins vastes, cultivées par des métayers et semées de coton, et son but consiste à gagner un maximum d’argent. Ici, comme ailleurs, de manière invariable et inévitable, cela implique de faire du mal à des êtres humains (…). » Une saison de coton est issu de l’enquête menée par James Agee en Alabama pour le magazine Fortune auquel il collaborait depuis 1932. L’article qu’Agee a rapporté de son séjour dans le Sud n’a jamais été publié pour des raisons qui paraissent évidentes à la lecture de cette longue et implacable charge contre la souffrance ordinaire au cœur de la Grande Dépression.
Le matériau ainsi collecté – resté inédit jusqu’en 2013, date de son exhumation du fonds James Agee conservé à l’Université du Tennessee – a nourri la rédaction de Louons maintenant les grands hommes, le maître livre de l’écrivain, paru initialement en 1941 dans une relative indifférence. Il était cosigné par son ami Walker Evans, le grand photographe qui l’avait accompagné dans cette enquête et dont les clichés sont reproduits dans Une saison de coton. Qu’il s’agisse de portraits des protagonistes, de vues d’intérieurs ou de scènes du quotidien, ces photos touchent par leurs qualités esthétiques autant que par la délicatesse avec laquelle elles traitent leur sujet. Cette collaboration étroite et sensible de l’écrivain et de l’homme d’images préfigure en un certain sens les travaux que mènera James Agee, écrivain au style très visuel, dans le domaine du cinéma au cours des années 40 et 50 : brillant critique de films à l’écriture incisive, il se fera scénariste pour John Huston, avec L’Odyssée de l’African Queen, puis pour Charles Laughton, avec La Nuit du chasseur.
James Agee insiste sur le soin avec lequel il a choisi les trois foyers que forment les Burroughs, les Fields et les Tingle afin de « représenter pleinement et honnêtement le million et quart de familles, les huit et demi à neuf millions d’êtres que sont les métayers de la Cotton Belt ». Trois familles blanches, quand beaucoup de métayers, aux con-ditions d’existence souvent pires que celles-là, sont noirs. C’est qu’il s’agit d’affronter, sans que vienne s’interposer la donnée raciale qui aurait nécessité une autre enquête et d’autres livres, la question « d’une vie qui se consume si continûment et entièrement dans l’effort de simplement perdurer ; si déchue et blessée et atrophiée par de tels efforts qu’on ne peut l’appeler vie que par obligeance biologique (…). »
Floyd Burroughs, grand gaillard de 31 ans pourrait incarner « l’archétype de la beauté masculine ». Il est marié à Allie Mae Fields, une jeune femme de 27 ans « presque belle » en qui se donne à voir « la lente et régulière destruction » du corps et « les marques d’un intellect noyé. » Elle est la fille de Bud Fields, un homme « sceptique et réfléchi » qui « sous d’autres auspices aurait pu devenir critique de théâtre ou au minimum homme d’esprit d’un club ». Ce veuf accablé par les épreuves s’est remarié quelques années auparavant avec Lily et sa maison est de nouveau envahie de cris d’enfants dépenaillés. Fields est le demi-frère de Kate Tingle, qui « n’a que la moitié de sa tête », l’épouse de Frank Tingle, homme au « visage aussi soigneusement froissé et ridé qu’un masque japonais : un teint de cadavre ». Ils ont eu treize enfants mais sept d’entre eux seulement sont encore vivants.
Interpellé par l’auteur, le lecteur entre après lui dans les maisons faites de planches, découvre la morne nourriture qui permet tout juste de tenir debout et d’accomplir jour après jour un labeur harassant ; inspecte les garde-robes taillées dans la toile des sacs d’engrais ; regarde les corps se tordre et se briser dans les gestes de la cueillette du coton ; s’approche des visages frappés d’hébétude quand le travail cesse et que les corps soudain inemployés se figent. Et au cœur de l’été, sur le porche des cabanes, partout « la même vision aussi solennelle qu’un rêve : la famille au grand complet, regards vides de poisson, tous assis en rangs serrés, muets (…), plus morts que la mort (…). »
Parmi les tâches que James Agee confie au lecteur, celle de méditer ceci : pour s’adapter à de telles conditions d’existence, l’organisme humain « est parfois contraint de sacrifier plusieurs fonctions secondaires, comme la capacité de réfléchir, de ressentir des émotions, ou de percevoir quelque joie ou vertu dans le fait de vivre ; cependant, il vit ».
Jean Laurenti
Une saison de coton
Trois familles de métayers
de James Agee
Photographies de Walker Evans
Édité par John Summers
Préfacé par Adam Haslett
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Borraz
Christian Bourgois éditeur, 189 pages, 18 €
Domaine étranger Champs de douleur
février 2015 | Le Matricule des Anges n°160
| par
Jean Laurenti
Un texte majeur et inédit de James Agee consacré au métayage du coton dans le sud des États-Unis sort des limbes.
Un livre
Champs de douleur
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°160
, février 2015.