On est assez vite surpris par le décalage de sens et les soubresauts que Wulf Kirsten, né en 1934 dans un petit village aux portes de Dresde, loge dans ses poèmes. Mais cela, il le fait comme si de rien n’était. En effet, lancé dans la petite pente automnale des premiers poèmes d’Images filantes, livre paru en Allemagne en 2012, on s’aperçoit que des tas de graviers bordent le chemin, des détritus, des sacs éventrés de ciment, une décharge non loin se devine… Nous déchantons d’un coup, malgré ci et là des pics d’expériences tout droit venues de l’enfance, les beautés encore possibles de paysages, une excursion rendue célèbre par Hölderlin, comme celle-ci, par exemple, où ne manquent pas le ridicule et l’ironie : « Graupenhaus-Gerlach et moi,/ nous devisions pendant l’ascension ;/ je portais la casquette de l’enfant du pays,/ bordée de fourrure de lapin,/ toque très appréciée un jour de tempête de neige.//(…) depuis, c’est à peine si un auteur/ dont la veine poétique produit sans jamais se tarir/ ne monte pas à l’illustre sommet ». Le rire acéré de Thomas Bernhard n’est pas loin de l’auto-dérision avec laquelle Kirsten se dépeint. La peinture décapante qu’il fait ailleurs de l’Allemagne, de la double peine vécue par les populations de la RDA, jusqu’à la survivance disséminée de l’antisémitisme, est éloquente. Mais Kirsten, à la différence de Celan, joue davantage du grotesque, entrecroisant des régimes de langues opposés, de la convocation d’expressions familières à de très fines descriptions, voisinages sensibles des éléments naturels, explosions sensorielles telles ces « merles/ boules noires immobiles et muettes/ se pavanent comme des piétonnes emmitouflées ». On pense ici à Walser et à ce faux-classicisme que chacun partage.
C’est aussi subrepticement que Kirsten glisse le faire voir du poème, et ce comme un « va te faire » (« du kannst mich ») franchement posé. Lors d’un retour chez lui, à Weimar, ce n’est pas à Goethe qu’il pense, empruntant la ligne Weimar-Halle qui longe la rivière la Saade, mais à Buchenwald, qui est au pied de la ville : « le train file le long de la Saade, traverse les ponts,/ crisse, grince, cliquette,/ longe de grands espaces/ inondables :/ entre les prairies buissonneuses/ se serrent des labours, rubans couleur terre,/ des jardins aux palissades éventrées ;/(…)/ chaque gare que la vitesse emporte/ est depuis longtemps abandonnée,/ un triste spectacle s’étale dans son long,/ on ne peut plus misérable,/ monceau de débris,/ rien que déchets, ruines, objets ».
Kirsten est donc loin d’appartenir à ce l’on appelle la Heimatliteratur, qui célèbre les charmes de la campagne. Sa terre, contrée rude, pays de Luther, aux confins de la Pologne et de la Bohème, où se côtoient les cultures de l’Europe centrale, mais aussi la brutalité des conditions de vie, la méfiance et la misère, il s’en souvient autant par ses origines prolétariennes (lui-même fut jardinier dans sa jeunesse, homme à tout faire) que par des autoportraits oblomoviens, gars à la fois fier-à-bras et penauds, où reviennent le Malone meurt ou le Molloy de Beckett. Le moteur comique emporte rythmiquement la narration d’un vers proche d’une prose coupée : « gamin, que fera-t-on/ de toi, gaucher comme/ tu es et bon à rien ?/ bouvier, ça allait encore/ même au plus sot, mais un/ jean-les-bouquins comme toi,/ un paresseux de ton genre/ y a rien à en faire./ ôte-toi de la tête/ ta lubie de sauge,/ cultiver des simples,/ laisse-moi rire,/ avec ce genre de fadaises ». Dans « Bande d’imbéciles », un bonhomme « reste couché sous un buisson d’aubépines/ des jours entiers, le temps d’un été,/ la guerre avançait vers nous,/ ses cercles concentriques se resserraient (…)/ le vagabond était étendu là,/ rien dans les mains,/ comme amené par le vent,/ les jambes allongées de tout leur long,/ il se reposait, rompu, fugitif ». Ce « Sonnenbruder », sdf, vagabond, ou pilier de bar, chasse ainsi la malignité, le sérieux, le mensonge, la vie petite et coincée ; il dessine, par sa vacance, sa désillusion et son impertinence, un trait moqueur, une critique acidulée que seule la véritable littérature donne.
Entendons là encore lorsque Wulf Kirsten écrit dans « Fallacieuses » ceci : « la noirceur du ciel mange toute lumière,/ le dernier élément de jour/ drapé dans un long habit/ a disparu sans laisser/ de trace, toute source/ ou semblant de clarté a été balayé,/ la voûte du ciel sur toute sa périphérie/ est d’une couleur menaçante,/ un calme prémonitoire règne sur la terre,/ fait le dos rond, s’arrête effrayé/ à l’idée de tout ce qui va tomber,/ on appelle ça un temps à ne pas mettre/ un chien dehors ».
Emmanuel Laugier
Images filantes
de Wulf Kirsten
Traduit de l’allemand par Stéphane Michaud
Préface de Michel Deguy, édition bilingue
La Dogana, 182 pages, 22 €
Poésie Le vagabond Kirsten
mai 2015 | Le Matricule des Anges n°163
| par
Emmanuel Laugier
Avec Images filantes, le poète entremêle le pastiche et réel sentiment de la nature à un panorama férocement ironique de l’Allemagne d’hier et d’aujourd’hui.
Un livre
Le vagabond Kirsten
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°163
, mai 2015.