Ce n’est un secret pour personne que nous, individu ou État, avons des secrets : vilains qu’il faut celer, charmants qu’il faut préserver ou partager, pour son bonheur et celui d’autrui. Quant à de plus politiques il serait bon que l’opinion publique en profite, au service du bien commun. De toutes ces problématiques, Claudio Magris offre une conscience aiguë.
Car c’est un paradoxe que son jeune cousin désirât un « insigne d’agent secret », pour exhiber qu’il sait ce qui doit être tu. Alors qu’un être secret oscille entre douleur de la solitude et sensation d’élection. Faut-il garder ce que l’on omet de dire, le respecter, ou le violer, se demande le moraliste… La littérature et le roman ont-ils pour fonction de révéler ou d’ajouter des « sens cachés » ? Or « l’écrivain est un espion, de lui-même ou d’autres personnes ».
Plus le pouvoir est totalitaire, plus il s’entoure de secret. Est-ce à dire que toute transparence est nécessaire ? Peut-être ne révèle-t-on que ce qui est devenu inoffensif. Autrement il devient remords, ou « le Sacré, l’Ineffable », réservé aux initiés. Les « fumisteries mysticisantes », dont relève le fascisme, sont « un cocktail par excellence d’horreur et de kitsch » ; alors que Jésus emprunte une autre voie : « je n’ai rien dit en secret ». Quand la vérité est dangereuse, « dissimulation » et diplomatie sont nécessaires. De même le secret de la confession reste une « valeur fondamentale », car il valide la dignité. Que dire alors de « ces temps de nudisme psychologique et d’enregistrement de masse universel », au travers d’internet des réseaux sociaux ? Si bref qu’il soit, cet essai est d’une richesse troublante. Le brillant et abondant auteur encyclopédiste de Danube, sait ici suggérer avec acuité : tout un art.
La Carnie est un territoire secret caché dans un pli de l’Histoire, à la lisière de l’Autriche et de l’Italie, au nord du Frioul. En grand connaisseur de la Mitteleuropa, Claudio Magris s’intéresse à l’étonnante utopie, offerte par Hitler à ces Cosaques qui avaient cru bon de choisir de s’allier avec les nazis pour lutter contre le totalitarisme soviétique. Son Enquête sur un sabre, repris en poche, nous permet de découvrir l’officier Krasnov, chef de cette épopée : l’occupation de la Carnie, terre faussement promise.
Un vieux prêtre rassemble ses souvenirs en une lettre à « don Mario », évoquant sa mission d’octobre 1944 : intercéder auprès des Cosaques pour qu’ils renoncent « aux abus et aux violences ». À la recherche du « secret du libre arbitre et de compatibilité avec l’intelligence divine », sans éluder la quête de celui de l’Histoire et du mal, il se demande qui est Krasnov, figure légendaire, gisant parmi les différentes versions mémorielles : « comme si le mystère de la foi se confondait avec celui d’un roman policier ». Il écrivait des « romans historiques » qui préfigurèrent son destin, fut mis à la tête de cette armée cosaque, échoua dans une tombe de Carnie pour être exhumé douze ans plus tard, avec un sabre, « promesse de gloire et sceau de vanité », peut-être faux, quoique, livré avec les siens par les Anglais, il fût pendu par les Soviétiques en 1947. Restent des livres, des archives, des rumeurs sur un trésor, sur des trahisons, sur un homme, berné par les idéologies, qui ne révère que liberté sauvage et « veut fermer les yeux sur sa propre vérité ».
La prose judiciaire et palimpseste, qui relève des « documents de la mélancolie », tient les promesses de l’essai : ce qu’elle révèle est ahurissant de perplexité, de profondeur, écrit dans une langue splendide de façon à contribuer à « la vérité de l’art ».
Thierry Guinhut
Secrets De Claudio Magris
Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Rivages,96 pages, 12 e
Enquête sur un sabre, traduit par Marie-Anne Toledano, Gallimard,
« L’imaginaire », 112 pages, 8,50 €
Essais Sens cachés
janvier 2016 | Le Matricule des Anges n°169
| par
Thierry Guinhut
En deux courts essais, Claudio Magris met en lumière les écritures philosophiques et historiques du secret.
Des livres
Sens cachés
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°169
, janvier 2016.