C’est « un lieu à part, un lieu bizarre, enchanté, maudit, un abri, un théâtre, un microcosme, une île ». Un lieu que Christine Lapostolle connaît bien, puisque depuis les années 1990, elle enseigne l’histoire de l’art et la culture générale à l’École des beaux-arts de Quimper : Ecoldar en dresse amoureusement le portrait. Qui n’est ni strictement documentaire ni vraiment romanesque – malgré l’effet d’annonce en couverture. Une hybridité guère étonnante pour un lieu qui cultive les paradoxes et les contradictions, dont la moindre n’est sans doute pas celle de l’affirmation d’une singularité unique et les « injonctions ministérielles » à la professionnalisation et à une certaine normalisation au regard du marché. Évidemment nourri de l’expérience de l’enseignante – désignée dans le texte sous le masque fictionnel d’une initiale : « L » – et de ses questionnements afférents à la notion de transmission, Ecoldar est traversé plus largement par les problématiques liées à un supposé « enseignement de l’art » : deux termes antinomiques, dont l’accolement décidé par l’institution produit un ensemble de dispositifs visant à confronter « l’élève » avec les œuvres, les artistes, les pensées, les pratiques les plus diverses. Et à lui donner les moyens – matériels, techniques et temporels – d’expérimenter, chercher, rater, recommencer. C’est d’ailleurs sans doute d’abord à eux qu’Ecoldar donne voix, à ces étudiants quelque peu désorientés, sinon perdus, face à l’incroyable champ des possibles qu’ouvre, et même qu’exige, le lieu. Si « L » raconte, son récit se croise avec d’autres : extraits du journal d’un étudiant nouvellement arrivé dans l’école, dialogues saisis sur le vif pointent les incertitudes initiales et celles qui perdurent, les incompréhensions ou l’appréhension progressive des enjeux. Cette polyphonie dessine un kaléidoscope fascinant d’hétérogénéité, qui permet de faire émerger un véritable bric-à-brac de rêves, de désirs, d’univers, de discours, et surtout les doutes, les espoirs, les difficultés de ces apprentis artistes confrontés sans y avoir été préparés à cette liberté immense – « chercher, toujours chercher », « apprendre à désapprendre » –, à cette conquête de l’autonomie, à la construction de soi – à la fois en tant qu’artistes, mais plus simplement en tant qu’individus.
C’est là sans doute que réside la grande beauté du texte, dans la place centrale qu’il donne aux parcours de vie – aux échecs comme aux réussites, sans jamais les hiérarchiser. Tous ces étudiants qui arpentent l’île y viennent avec leur histoire, passée et à venir, en quête d’autre chose – certainement pas « l’argent, l’ordre, le pouvoir », ni le centre d’une société à laquelle ils refusent d’appartenir – une quête de la périphérie. Plus encore que chez ceux qui ont « réussi », c’est-à-dire qui ont su intégrer, parfois avec un certain cynisme, les stratégies du milieu de l’art contemporain – cet « Archipel » qu’évoque Lapostolle, et ses nouveaux académismes –, c’est chez les inadaptés, dans leurs parcours brisés ou inachevés, que cette logique d’excentration révèle son pouvoir agissant, clandestin, souterrain. Chez les 85 ou 90 % d’élèves qui ne deviendront pas des artistes officiels mais qui, empruntant d’autres voies – plus discrètes ou inattendues –, feront résonner l’enseignement reçu dans leur « mode d’être » même, et deviendront « des artistes invisibles ».
Placé sous le signe de Pasolini, dont une citation extraite d’Œdipe roi – « Où va donc ma jeunesse ? Où va ma vie ? » est mise en exergue –, Ecoldar interroge avec une certaine nostalgie ce moment irrémédiablement fugace et promis à disparaître, ce moment où, à la croisée des chemins, toutes les possibilités s’offrent à vous, dans leur richesse et leur multitude. Dans le vertige qu’elles génèrent. Devant Agathe, Rita, Clarisse, Julie, Bernard, Pauline, Laetitia, Félix, toujours tout recommence : « C’est sans fin, c’est sans but, c’est une manière de vivre à laquelle ceux qui sont là pensent que chacun devrait pouvoir goûter. » Et quelque joyeuses, douloureuses, laborieuses ou légères qu’elles aient été, une chose est sûre, ces années suspendues, arrachées au diktat de la rationalité ou de l’utilitarisme, auront été « les plus belles années de (leur) vie ».
Valérie Nigdélian
Ecoldar : portrait d’une île, de Christine Lapostolle
Éditions MF, 224 pages, 14 €
Domaine français Chasse au trésor
février 2019 | Le Matricule des Anges n°200
| par
Valérie Nigdélian
Immersion dans une école d’art, le « roman » de Christine Lapostolle est d’abord une ode à la jeunesse, à la liberté d’être et de créer.
Un livre
Chasse au trésor
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Le Matricule des Anges n°200
, février 2019.