De 1970 jusqu’à sa mort en 2022, Maurice Olender, historien, éditeur passionné de la « Bibliothèque du XXIe siècle » au Seuil, aura passé un demi-siècle – toute une vie de chercheur – dans la fréquentation de l’outsider du Panthéon des Grecs et des Romains. Le temps long de ce chantier inachevé, « un Priape en fragments » unifié ad posthumum par Philippe Borgeaud, s’explique par le statut réputé « mineur » d’un dieu trop négligé par les spécialistes. Mais c’est aussi que Priape est un pur concentré de complexités. Né des sublimes Aphrodite et Dionysos, il est laid, petit, courtaud, et surtout sa mère est horrifiée de mettre au monde un « enfant impudique », « un petit enfant qui aurait un sexe trop grand pour son âge », et toujours dressé : l’image même de la laideur, de la rusticité, de la transgression des bonnes mœurs qui commandent de ne pas montrer ce qui doit rester caché, et d’autant plus quand sa taille monstrueuse renvoie à l’âne, ce risible « cheval des pauvres », plutôt qu’à l’homme (parenthèse : n’est-ce pas d’abord ce qui récemment a scandalisé dans le personnage de la BD Petit Paul de Bastien Vivès ?). Ses parents le rejettent, certaines versions du mythe évoquent un infanticide, d’autres au moins un abandon ou un exil. Mais ce sexe toujours brandi est aussi infertile, Priape n’a pas de descendance. Ni peut-être non plus de partenaire, tant il est associé à la masturbation.
Curieusement pourtant, son domaine de relégation, un « enclos » – là encore un paradoxe : du fermé à ciel ouvert – est celui des jardins dont il est le protecteur. Mais inefficace. Un « épouvantail aux oiseaux », ce bout de bois hâtivement « mal taillé » à la serpe en mémoire du dieu ? Souvent un simple « piquet » pour rappel bâclé, ou prude, de « l’impotent », la trique au garde-à-vous, dont Olender montre bien, d’une représentation à l’autre parmi la vingtaine du livre, qu’il est parfois figuré en enfant et parfois sous les traits d’un vieillard. Si bien que Priape est sans âge, ni vieux ni jeune, un « enfant déjà vieux » ou un petit vieux affublé d’un organe encombrant, ridicule béquille, dont la vision provoque ou bien le rire ou bien l’effroi. Tout en lui est « ámorphos », sans forme, et la taille de son membre pourquoi pas aussi grand que lui heurte nos conceptions héritées de la beauté – la « belle forme », équilibre et symétrie – et de la retenue. C’est un Pinocchio obscène, solitaire, infécond voire impuissant en dépit de sa bandaison. Est-il apte au désir, au plaisir ? Son érection qui ne se termine jamais en jouissance a donné son nom à une pathologie douloureuse, le « priapisme ». Est-il même fait de chair et de sang ? Sa proximité avec le bois, de « peuplier », ou de « figuier » (ici une belle analyse de son symbolisme sexuel, jusqu’au geste injurieux de la « fica » qui se pratique encore en Italie), permet d’en douter. Il y a en lui, qui sidère, quelque chose de la rigor mortis ou de la paralysie – « une obscénité pétrifiée ».
Au-delà de son enquête fouillée dans les textes de l’Antiquité comme dans les figurations du dieu (fresques, vases, statuettes, amulettes et autres objets apotropaïques), et de la richesse d’une étude comparée des religions qui nous conduit en Inde ou du côté du mythe d’Osiris, le propos d’Olender excède le champ strict de l’histoire ancienne pour déboucher sur une exploration de nos propres représentations du sexe, du symbolisme du phallus, du rôle que joue la différence homme-femme en esthétique et en politique (« « Grâce féminine » et « dignité virile » : un vieux couple conceptuel »), pour laquelle le chercheur se confronte à la lettre difficile des gnostiques, de Freud et de Lacan. On y lira aussi une fine investigation des apories de la masculinité, avec Priape en champion du fiasco.
Beau luxe littéraire, la narration charmera par sa force tautégorique plus encore qu’allégorique : la vraie puissance du mythe est d’être toujours supérieure à ses interprétations. C’est, fiché en terre aride, ce taciturne morceau de bois de figuier dans un « jardin aux herbes desséchées », et qui veille. Un livre pour qui aime Virgile, Giono, la poésie de Montale, celle de Bonnefoy avec qui Maurice Olender était ami.
Jérôme Delclos
Priape. Le phallocrate impotent,
de Maurice Olender
Seuil, 276 pages, 24 €
Essais Le tricard de l’Olympe
mars 2025 | Le Matricule des Anges n°261
| par
Jérôme Delclos
Maurice Olender, via l’archéologie du plus inconvenant des dieux, enquête sur notre héritage de l’intime.
Un livre
Le tricard de l’Olympe
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°261
, mars 2025.

