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Intemporels Mort subite

septembre 2025 | Le Matricule des Anges n°266 | par Didier Garcia

Avec Demain dans la bataille pense à moi, l’écrivain Espagnol Javier Marías (1951-2022) confronte l’être humain à ses indécisions.

Demain dans la bataille pense à moi

La situation inaugurale de ce long roman est pour le moins originale. Victor Francés, narrateur récemment divorcé, scénariste de cinéma et nègre (ce qu’il s’efforce de taire en général), se trouve en compagnie de Marta Téllez, une jeune femme de 30 ans mariée qu’il voit pour la troisième fois, et qui l’a invité chez elle à Madrid à dîner durant l’absence de son mari, parti à Londres pour un voyage d’affaires. Avant que la jeune femme ne devienne son amante pour une nuit qui promettait d’être longue (Eugenio, son jeune fils d’à peine 2 ans, semble s’être enfin endormi), elle est soudain victime d’une sorte de malaise et meurt quelques minutes plus tard dans ses bras (soit, pour le roman, soixante-dix pages plus loin).
Le narrateur se trouve alors confronté à un sérieux cas de conscience : doit-il rester auprès de Marta, prévenir son mari, quitter l’appartement en compagnie de l’enfant ou le laisser seul avec de quoi manger et boire jusqu’à ce que quelqu’un vienne prendre des nouvelles ?
Après avoir choisi de ne rien dire et de laisser l’enfant (une décision qui s’étale sur près de trente pages, car contrariée par la surprise et la culpabilité), le narrateur se retrouve seul avec cette phrase qu’il aimerait pouvoir partager avec quelqu’un : « il m’est arrivé une chose horrible et ridicule et je ne cesse d’y penser comme si j’étais sous l’effet d’un enchantement. » « Haunted » par cette situation inédite, comme il le reconnaît lui-même (autrement dit hanté), il va faire tout ce qui est en son pouvoir pour se rapprocher de la famille de Marta, mettant ainsi « en péril son propre secret auprès de ceux à qui il doit le taire ». Il assistera d’abord aux funérailles grâce au faire-part découvert dans la presse madrilène, puis se fera embaucher en tant que nègre par un ami de son père, avouera tout à sa sœur cadette pour ainsi « sortir de la pénombre et cesser d’entretenir un mystère », avant l’explication finale avec le mari.
Malgré une intrigue peu fournie en péripéties (elle réserve tout de même quelques surprises dans les cinquante dernières pages, notamment une surprenante construction en miroir dont on ne dira rien ici pour ne pas gâcher le plaisir du lecteur), le roman demeure oppressant. On a beau savoir que le narrateur n’y est pour rien, qu’il n’a aucune raison de se sentir coupable de quoi que ce soit – sinon d’un adultère même pas consommé avec cette femme « qui peu à peu s’éloignerait et disparaîtrait dans son vertigineux voyage vers l’évanouissement (comme il reste peu de choses de chacun, comme il reste peu de traces, et de ce qui reste on dit si peu) » –, on a peur d’on ne sait trop quoi pour lui. Car en dehors des pauses narratives, qui délaissent parfois totalement l’intrigue, on le voit prendre des risques pas toujours très utiles, se comporter de manière souvent étrange, prendre plaisir à épier les autres, et ne pas hésiter à s’introduire la nuit dans l’appartement de son ex-femme parce qu’il venait de rencontrer une prostituée qui lui ressemblait. On aimerait même parfois qu’il arrête de se mêler de ce qui ne le regarde pas et qu’il s’occupe davantage de sa propre vie.
Publié en Espagne en 1994, puis prix Femina étranger en 1996, Demain dans la bataille pense à moi offre un texte envoûtant, étourdissant, d’une densité qui ne faiblit presque jamais, fait de phrases-fleuves dans les mailles desquelles tout se mêle (passages narratifs, dialogues, monologues intérieurs souvent placés entre parenthèses, évocations du passé comme du présent), et qui engloutissent le lecteur à l’intérieur de paragraphes s’étirant sur plusieurs pages. Il est surtout très cérébral, l’essentiel se déroulant dans les pensées du narrateur. Ce roman, qui doit son titre à une réplique du Richard III de Shakespeare (à l’instar d’ailleurs de Si rude soit le début, publié en 2017), vaut surtout pour ses digressions, l’auteur ayant manifestement fait sienne la devise de Laurence Sterne « Je progresse à mesure que je digresse », dont il a traduit le Tristram Shandy en espagnol.
Si l’intrigue n’avance pas d’un millimètre parfois pendant tout un chapitre, littéralement envahi par les excursus qui se succèdent, pour brusquement accélérer dans le chapitre suivant (comme si Javier Marías tenait à désarçonner une fois pour toutes son lecteur), on a la possibilité de suivre le narrateur dans toutes ses pensées et de vivre cette histoire dans l’intimité de sa conscience. Laquelle se trouve rarement en paix, puisque s’y jouent en permanence plusieurs batailles, à la fois intenses et indécises, entre le silence et la parole, l’aveu et le mensonge.

Didier Garcia

Demain dans la bataille pense à moi,
de Javier Marías
Traduit de l’espagnol par Alain Keruzoré, Folio, 464 pages, 10,50

Mort subite Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°266 , septembre 2025.
LMDA papier n°266
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LMDA PDF n°266
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