Il faut voir Outremonde comme un hangar immense où résonnent pendant cinquante ans les échos énormes de deux détonations distinctes : le 3 octobre 1951, lors d’une finale historique de base-ball qui oppose les Brooklyn Dodgers aux New York Giants, est frappée une balle destinée à traverser l’histoire contemporaine américaine ; le même jour, assistant au match, l’inamovible patron du FBI, J. Edgar Hoover, apprend que les Soviétiques viennent de faire exploser leur première bombe atomique. À partir de ces deux coups, avec maints entrecroisements, DeLillo déroule deux immenses pelotes (ou « plots », intrigues) : l’histoire de la balle mythique, objet de convoitises, de luttes, de fantasmes ; l’histoire de la Guerre froide, du nucléaire, des déchets entreposés jusqu’au Kazakhstan.
Dans ce « hangar », le savant et patient DeLillo entrepose une multitude d’objets narratifs qui vont dévier, atténuer, amplifier le son. Années 90 : une artiste, Klara Sax, repeint un avion de guerre dans le désert. Années 50 : une Sœur catholique se promène en camionnette dans le Bronx et mène une lutte conjointe contre les microbes et le KGB. Années 60 : pendant la crise des missiles de Cuba, le showman Lenny Bruce, en tournée dans des cabarets de seconde zone, s’effondre en hurlant, hystérique « Nous allons tous mouriiir ! » (Hoover le surveille.) Années 80 : un couple en phase terminale de décomposition regarde à la télévision les vidéos de meurtre du Tueur de l’autoroute du Texas ; consommation d’adultère et d’héroïne. 1952 : Nick Shay, adolescent du Bronx, commet un meurtre accidentel. Etc.
Un projet pharaonique ? Une épopée, certes, mais toujours abordée sous l’angle du mineur -jeu des enfants du Bronx, état d’esprit du gamin qui taggue un train, petit geste des amants dans un motel, un coup de boule qui part entre amis. DeLillo, c’est son style qui est effrayant. Il expose tout avec une infinie noblesse, toute la texture des choses et la petite incarnation de l’énorme dans un détail microscopique. « Il vendait la maison pour aller dans un appartement facile à vivre avec des bananes qui brunissent sur l’appui de la fenêtre. » Son style, sa manière, son impeccable conduite du récit, cette permanente intelligence cachée, secrète, raffinée, attentive, donnent un texte tellement proche de l’aspect réel d’un emballage de chocolat aux noisettes, tellement collé à la course réelle des idées et des sensations dans l’esprit, que ça en paraît tout extra-terrestre, issu d’un narrateur nietzschéen surpuissant qui aurait accepté un à un chaque détail trivial en disant que c’est ça l’important. Du coup, on n’a jamais été plus loin des vulgarités de la représentation « réaliste » qui consiste à enfiler des stéréotypes sociaux sur un fil d’intrigue le plus mince possible : avec DeLillo, on est au plus près, et en même temps dans la réserve ; dans la joie de la contemplation, et dans les mélis-mélos de l’action. Toujours montrer, ne jamais dire, dans un rendu tellement parfait qu’on ne sent même pas passer les effets -on ne voit pas des scènes qui en concluent ou en préparent d’autres : on voit des scènes, avec la particularité de chacune ; et tout naturellement, on les enchaîne, mais librement et non parce que l’auteur nous a guidés par là avec ses gros sabots. Et si l’on se noie parfois dans ce roman-fleuve, on garde toujours la forte joie de nager contre le courant.
Outremonde, dans son outrance sans pompe, constitue également un roman outre-genres et une somme pour les fortes cordes qu’a l’auteur à son arc/piano : empruntant au roman sportif, érotique, politique, thriller, des événements qui ont un sens dans des espaces romanesques codés réapparaissent mystérieusement chez DeLillo et flottent dans son espace : dépouillés de leur cadre, nus, rendus à leur origine d’événements purs, âpres et texturés. On navigue dans un espace romanesque ouvert, ébahis de découvrir sous ces angles le continent inexploré de la réalité : on découvre du sexe, « A un moment elle ouvrit les yeux et le vit qui l’observait, mesurant sa progression, et il semblait un peu isolé et triste, elle lui attira la tête contre elle et suça le sel de sa langue et entendit une sorte de claquement de seins, le clapotement moite de leurs torses, et le lit qui cognait » ; on goûte de parfaites notations sensibles, « La journée s’était rétrécie en une pulsation somnolente quelque part près de ses yeux » ; on ressent des ambiances, « Ils étaient assis là et attendaient Lenny, les musiciens de jazz émettant une légère odeur d’herbe, quelques nanas monosyllabiques en noir existentiel, les étudiants bien nets, dotés de secrètes tendances déviantes, l’équipe au complet d’un petit magazine intitulé Polyester work, cinq âmes vertueuses dont la colère à l’égard du monde était en train de se laisser saper par les événements des derniers jours » ; ou encore on voyage accompagnés, « Elles éclatèrent, comme on dit, de rire, disparurent littéralement dans leurs éléments constituants, en atomes et en molécules, deux filles dans une Packard »empruntée« , projetées en avant dans le temps, et Klara était sur le toit à boire un peu de vin tiède et entendre les gens dire : Il nous faut du théâtre », bref on n’en finit plus de se sentir à l’aise dans ce Nouveau Monde de la réalité revisitée.
Né en 1936 dans le Bronx qu’il raconte, Don DeLillo commence une carrière dans la pub, expérience dont il tirera en partie Americana, son premier roman publié en 1971 ; la parution de Bruit de fond en 1984 lui vaut de recevoir le National Book Award ; avec Outremonde, son onzième roman, on lui décerne aussi le « prix du meilleur hangar toutes catégories » et, sans frémir, on l’intronise Roi de la littérature ; on le reconnaît pour ce qu’il est, en somme. Génial, fort, humain, intelligent parmi nous. Oh, et puis cette bombe du dernier mot du livre… que nous ne vous dirons pas. Please read.
Outremonde
Don DeLillo
Traduit de l’américain par Marianne
Véron et Isabelle Reinharez
Actes Sud/Babel
890 pages, 14 €
Poches Bombe atomique
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Ludovic Bablon
Actes Sud réédite l’œuvre la plus ambitieuse de Don DeDillo. Cinquante ans d’imagerie américaine à l’ère nucléaire revisités en 900 pages, des voitures rose bonbon aux miracles sur Internet. Lire DeLillo et mourir.
Un livre
Bombe atomique
Par
Ludovic Bablon
Le Matricule des Anges n°44
, mai 2003.