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Poésie Un reste à chanter

septembre 2011 | Le Matricule des Anges n°126 | par Emmanuel Laugier

L’Allemande Eva Strittmatter écrit une œuvre au chant minimal, dont le lyrisme, retenu, livre une poésie souvent bouleversante.

Du silence je fais une chanson

Du silence je fais une chanson, titre que porte l’ensemble des premières traductions proposées ici de l’œuvre d’Eva Strittmatter, sonne, une fois traversé le choix fait sur cinq livres écrits entre 1973 et 1988, d’une incomparable justesse. Tout semble, dans la prosodie que cette poésie élabore, se tenir dans l’entre-deux d’un Lied tendu de sobriété, gagné par de légers refrains, et cette masse de perceptions, de moments ordinaires, de vie quotidienne, par laquelle ne s’interdit pas le dialogue passionné avec les aînés de l’Europe entière (Ritsos, Lorca, Pouchkine, Pasternak, Blok), les lieux (Novgorod, Berlin, l’Italie, la Serbie).
Ce fin équilibre, étonnamment émotionnant, Eva Strittmatter nous le donne par une économie de moyens. Ses poèmes ont l’air de rien, ils ondulent dans la berceuse de rimes que la grande tradition allemande, depuis ses origines (dont le vieux-haut-allemand), maintint (bien que le traducteur ait renoncé, pour éviter les flous synonymiques, à les rendre en français), ils se déhanchent dans un rythme claudiqué, nourri par de fréquentes allitérations : entendons dans ce chanté discret, ceci, extrait du livre éponyme datant de 73 : «  Du silence je fais une chanson/ Et de la lumière de septembre./ Le silence d’un grillon/ trouve place dans mon poème (…)/ Du silence je fais une chanson./ De la lumière je fais une chanson./ Ainsi vais-je dans l’hiver./ Et ainsi je ne m’en vais pas  ». Un peu plus loin, le « Matin de neige », véritable basse continue dans son œuvre, est comparé à « du papier tout frais  », «  Et moi – comme une ourse –/ Je piétine comme une bête pataude,/ Avec mes pattes tendues de fourrure/ J’enfonce ma trace feutrée  ». Les degrés par lesquels Eva Strittmatter s’élève font la logique de son chant, et en dessinent la source en un art poétique d’une quotidienneté désarmante : «  Telle est par exemple ma fonction :/ Astiquer les lavabos,/ Remplacer le linge,/ Enflammer l’âtre,/ Louvoyer/ Entre des monstres/ Et sourire aux lèvres/ Protester de mon amour./ C’est en tout cela que mon chant prend sa source  ».
Née en 1930 à Neuruppin (dans le Brandebourg), et décédée cette année à Berlin, Eva Strittmatter écrivit l’essentiel de son œuvre, dont essais et livres pour la jeunesse, en RDA. La politique, en tant que telle, ou la critique de l’idéologie du bloc de l’Est, ne fut pas tout à fait son horizon. Du politique y entre pourtant, de biais toujours : les références à la Russie, à l’Espagne de Lorca, étant, par-delà la communauté dans laquelle elle se comprend, le viatique d’une sorte de résistance, feutrée et parfois ouverte à la mélancolie. Le poème « Les poètes » (1975), par exemple, dit que « Les poètes font leur pays  », voilà tout. Mais c’est entendre par le poète Gamzatov le son craquant du Daghestan, «  Et sans Lorca l’Espagne n’existerait pas  ». Si « les poètes sont faibles comme tout le monde. (…) ils peuvent assurer l’existence de leur pays  ». C’est dans tous les cas sans grandiloquence aucune, à l’image des fonctions qu’elle se donne : tout passe et vient dans le creux de sa langue telle une paume ouverte. « À (ses) amis polonais », aux abords de la mémoire de l’ancienne Prusse et de ses contrées sableuses et forestières, elle offre une réflexion sur l’idiome que toute poésie se doit d’inventer, a fortiori au sein d’une langue que les nazis entachèrent : «  Je ne peux nier être Allemande./ Ni penser en allemand, ni parler allemand./ Ma langue, vous l’avez entendue crier./ Et elle fut consentante au crime.  » Autour de Pskov, chez le vieil Isbor, Eva Strittmatter fait se croiser dénuement, pauvreté et beauté sauvage des lieux simples, presque avec autant de force que Mandelstam dans son Voyage en Arménie : « Une chapelle. Un cimetière. Délabré. Réconcilié./ Et il n’y avait rien d’autre. Aube argentée./ Au bord de laquelle gronde la noirceur de la nuit./ Histoire sans poids : lumière sur la peau./ Le visage embleui de lilas sauvage  », à quoi elle répond, ailleurs, par la question, peut-être la seule que toute poésie véritable maintient : « En quoi tout cela nous concerne ?/ Mais nous vivons aussi de choses/ Qu’on ne peut pas calculer ».
Le calcul sans calcul du poète, tel que Hölderlin le pensa comme condition de la syncope et du suspens des représentations, est un mouvement d’arrachement, une violence exercée contre le propre de toute langue se repliant sur elle-même. Eva Strittmatter suit la même pente violacée où la langue se doit de s’incorporer à de l’étranger, à celui qui, tout autre, demeure tel et infalsifiable. Elle le dit encore avec la neige : «  Aujourd’hui pour la première fois je sens/ Comme sentent les morts quand il neige./ La neige tombe à part soi si solitaire./ Et l’on a du temps pour le silence (…) », pour l’incalculable « apparition de lumière » d’un mot, d’un seul, aux verts caucasiens, aux mauves de Perse…

Emmanuel Laugier

Du silence je fais une chanson
Eva Strittmatter
Traduit de l’allemand et préfacé par Fernand Cambon,
Édition bilingue
Cheyne éditeur, « D’une voix l’autre », 156 pages, 22,50

Un reste à chanter Par Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°126 , septembre 2011.
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