Proscrit, couvert de honte et d’opprobre, Céline, après dix-sept mois de cachot danois, vient d’être admis à l’Hôpital civil de Copenhague. C’est alors que débute sa correspondance avec Milton Hindus (1916-1998), un professeur juif de l’université de Chicago, qui vient de publier un article – Les beaux draps de L.-F. Céline – dont la conclusion est qu’un juif peut soutenir un antisémite au nom du génie littéraire. Affirmant que « comparés à Céline, tous nos Hemingway, Dos Passos et Faulkner ne sont que du vent », il est bien décidé à œuvrer en faveur de sa réhabilitation. Pour Céline, en attente de jugement pour ses écrits antisémites, et victime d’une conspiration du silence fomentée par ceux-là mêmes qui l’avaient porté aux nues après le Voyage, c’est l’occasion rêvée de briser le cercle de son isolement. D‘où le ton confiant et patient sur lequel il va répondre à celui qui lui apparaît comme un sauveur possible.
Céline a 53 ans. Il se dit « pourri de vertiges et d’insomnie », et « pas intelligent. La preuve = où je suis ». Il cherche des solutions à sa situation – s’installer médecin au Groenland, ou dans une possession américaine où personne ne veut aller –, tout en tentant de se justifier. « Qui n’a pas pesté contre les Juifs. Ce sont les pères de notre civilisation. On maudit toujours son père un moment donné. (…). Il est temps que l’on mette un terme à l’antisémitisme par principe, par raison d’idiotie fondamentale, l’antisémitisme ne veut plus rien dire. » Et puis, il parle de lui. « Je m’intéresse peu aux hommes à leur opinion et même pas du tout. C’est leur trognon qui m’intéresse, pas ce qu’ils disent mais ce qu’ils sont… la chose – l’homme en soi… presque toujours le contraire de ce qu’ils racontent. » Se qualifiant de « rêvasseur bardique », il évoque sa vision créatrice et développe une série d’aperçus stylistiques qui font tout l’intérêt de cette correspondance. « Je ne suis pas un homme à idées, je suis un homme à style. » Et d’expliquer sa technique pour rendre la prose française plus sensible, sa volonté de « désacadémiser » la langue, de la faire palpiter. D’où le « rendu émotif » qui consiste à bien suivre l’émotion avec les mots. « Je ne lui laisse pas le temps de s’habiller en phrase… Je la saisis toute crue, ou plutôt toute poétique – car le fond de l’Homme malgré tout est poésie. » Faire de la langue la chambre d’écho de l’émotion, « s’enfoncer dans le système nerveux », et faire passer le langage parlé en littérature. Pour cela, « il faut imprimer aux phrases aux périodes une certaine déformation un artifice tel que lorsque vous lisez le livre il semble que “l’on vous parle” à l’oreille – Cela s’obtient par une transposition de chaque mot qui n’est jamais tout à fait celui qu’on attend… une menue surprise (…). Et puis il faut choisir son sujet. Tout n’est pas transposable – Il faut des sujets “à vifs”– D’où les terribles risques ».
S’il veut retrouver la liberté, c’est pour livrer une dernière bataille, reconquérir un public « infiniment hostile ». « Je saurais s’il le fallait faire danser les alligators sur la flûte de Pan ». En littérature, ce qu’il aime, ce qu’il cherche, c’est « être charmé, ensorcelé » comme la Danseuse l’ensorcelle. D’ailleurs Céline n’épousera et n’aimera que des danseuses. « Je m’en façonne sur terre une sorte de paradis artificiel. » Il se dit fasciné par leur « félinité », leur perfection physique et l’esthétique de la danse dans laquelle il voit le dénoté réel de sa chorégraphie verbale. Car Céline s’avoue voyeur. « Étalon très modéré, la vue le palper m’enchantent à souhait, m’enivrent, m’inspirent. Pas violeur pour un sou – mais “voyeur” à mort ! »
On retrouve aussi son goût du blasphème, son recours à l’image, son sens de l’hyperbole. « Il y a beaucoup, énormément de rabâchage dans l’intellectualisme. Il n’y a qu’à regarder une bibliothèque ! Quelle ordure ! Quel épouvantable jabotage ! Mais un beau cul bien juteux c’est un beau cul – et plus il est jeune et sans raison, meilleur il est au goût et aux Muses. »
Une relation épistolaire, une aide morale et matérielle (Hindus envoie café, thé, chaussons de danse) qui prendront fin brutalement. Venu voir Céline dans sa retraite de Korsør, sur la mer Baltique, lors de l’été 48, Hindus en repartira désenvoûté. Il juge le personnage odieux, et au dithyrambe succédera un pamphlet, L.-F. Céline tel que je l’ai vu, le récit d’un amour qui se change en haine. « Soyez heureux !, lui écrira Céline. Votre livre est aussi méchant que possible ! Il va me faire tout le mal possible ! (…) Je ne vous ai fait aucun mal et vous m’assassinez. » Mais s’il a retourné sa veste, ce « galapiat vraiment crasse d’ignorance et de prétention », aura cependant été à l’origine d’une riche et très instructive correspondance.
Richard Blin
Lettres à Milton Hindus (1947-1949)
de Louis-Ferdinand Céline
édition établie, présentée et (richement) annotée par Jean-Paul Louis
Gallimard, 304 pages, 27 €
Histoire littéraire Amour et haine
avril 2012 | Le Matricule des Anges n°132
| par
Richard Blin
Entre Céline et Milton Hindus, juif américain, une relation de trois ans, à la fin brutale, mais à l’origine d’une riche correspondance.
Un livre
Amour et haine
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°132
, avril 2012.