Au cœur du labyrinthe Borges
Laura Alcoba, vous écrivez vos romans en français mais vous êtes originaire d’Argentine. Quand on commence à écrire et qu’on est Argentin, la figure de Borges est-elle libératoire ou encombrante ?
Dans les années 60 et 70, on s’est beaucoup plaint en Argentine du caractère écrasant de la figure de Borges, ce trop grand auteur qui ne pouvait qu’inhiber les jeunes écrivains. Durant ces années, le contexte politique a même pu alimenter une forme de rejet de son œuvre : l’heure semblait venue de choisir la littérature de l’engagement contre celle de la froide abstraction qu’il incarnait. De ce point de vue, la préface d’Osvaldo Bayer au livre Opération massacre de Rodolfo Walsh est symptomatique, jusqu’à la caricature. Pour Bayer, l’affaire est entendue : puisqu’il faut choisir son camp, il revendique celui de Walsh, l’écrivain du réel, le militant, « l’anti-Borges ».
Ces deux critiques, si répandues il y a quarante ans (trop parfait ou trop peu politique, trop peu politique parce que trop parfait), me semblent, par chance, devenues rares en Argentine.
Personnellement, je le vois autant comme la figure de l’écrivain incontournable que comme celle du lecteur par excellence. Borges est écrivain parce que lecteur. Telle est la conviction que son œuvre décline à l’infini : tout écrivain est (et se doit d’abord d’être) un lecteur. Dans l’œuvre de Borges, tout ramène d’une manière ou d’une autre à un texte ou à un récit antérieur, écrit par un autre. En cela, tout aussi parfaits qu’ils puissent paraître, les textes de Borges ne sont jamais fermés sur eux-mêmes ou sur leur propre aboutissement. C’est pour cela que Borges libère et émancipe celui qui le lit.
La formation de Jorge Luis Borges s’est beaucoup passée en Europe (Suisse et Espagne). D’après vous son œuvre est-elle plus le fruit du cosmopolitisme que de la culture argentine ?
Oui, bien sûr. Sa formation est surtout profondément anglophone. Il le rappelle dès les premières lignes d’Evaristo Carriego, quand il évoque son enfance à Buenos Aires, dans le quartier de Palermo, une enfance dont le souvenir se confond avec celui de l’immense bibliothèque paternelle et de ses innombrables livres anglais : pour lui, c’est là que tout commence.
En même temps, une des constantes de l’œuvre borgésienne est l’écriture de certains mythes argentins – la Pampa, le gaucho, l’Indien… La réflexion sur la spécificité de l’espagnol d’Argentine est aussi très présente dans le premier Borges, cette langue rurale tout en concision, en expressions ramassées et retenues dont il analyse les recours et avec laquelle il est de toute évidence en communion esthétique.
Mais ce qui est fabuleux avec Borges, c’est que tout en explorant certaines figures et thématiques de l’argentinité, il n’a de cesse de les « désargentiniser ». C’est particulièrement frappant dans ses tangos et milongas, par exemple dans le recueil Pour les six cordes. S’il écrit des tangos où l’on reconnaît les...