En soi, l’incipit de Violette Leduc n’a rien d’engageant : « Mon cas n’est pas unique : j’ai peur de mourir et je suis navrée d’être au monde. » On s’attend donc à de la plainte, ce à quoi Simone de Beauvoir, dans sa préface dithyrambique, a d’emblée prévenu le lecteur. Fort heureusement, il n’en sera rien. Bien sûr, en peignant sa vie de son enfance jusqu’à l’entrée des Alliés dans Paris, les occasions de se plaindre ne manquent pas (de son physique notamment, qui ne trouve jamais grâce à ses yeux). Mais elles sont noyées sous le reste. Transfigurées par l’écriture. Épongées par les épisodes qu’elle fait revivre et qui font la saveur de ce livre.
C’est l’enfance d’une bâtarde qui se donne d’abord à lire (bâtarde d’abord au regard de l’état civil, son père ne l’ayant pas reconnue, mais peut-être aussi au regard de son attirance pour les femmes, dont elle n’a jamais fait secret, à une époque où cela n’allait pas encore de soi). Racontée par l’adulte, qui se souvient avec une invraisemblable profusion de détails, comme si elle écrivait en regardant le film de sa propre vie, mais avec un regard d’enfant. Qui considère les éléments du passé avec la fraîcheur propre à l’enfance : « Si j’appelais tout bas : grand-mère, grand-mère, elle ne répondait pas. Elle cousait de plus en plus vite les prières avec ses lèvres. Elle fermait les yeux. » Ce sont d’ailleurs ces regards qui sont à l’origine des plus belles pages du roman.
Très vite, la reconstitution autobiographique s’installe dans un monde de femmes (Violette vit seule avec sa mère, jusqu’à l’arrivée d’un beau-père), où l’on vit sa sexualité entre femmes. Lesquelles offrent à son écriture de vrais moments de grâce : « Je récitais mon corps sur le sien, je baignais mon ventre dans les arums de son ventre, j’entrais dans un nuage ».
Sans prévenir, le ton change (pas de chapitres ici pour préparer le lecteur à de telles réorientations narratives : le livre est fait de blocs de prose séparés les uns des autres par des blancs typographiques, et parfois accompagnés d’une date, comme au printemps 1961). La voici embauchée chez Plon en tant que secrétaire. C’est pour elle le début d’une vie nouvelle, dans laquelle apparaissent soudain des noms illustres : Gabriel Marcel, Paul Bourget, Henry Bordeaux, la sœur de Raymond Radiguet, Clara Malraux, Adrienne Monnier (et sa librairie), sans oublier Maurice Sachs, auprès de qui elle va vivre une histoire singulière, et qui, surtout, l’encouragera à écrire (ou plutôt qui l’incitera à confier ses plaintes au papier, ne supportant pas, à l’instar d’un Jean Genet, qui l’appelait volontiers « l’emmerdeuse », ses lamentations trop fréquentes sur son physique ou sa difficulté à vivre).
Aux côtés de Maurice Sachs, elle va connaître l’exode, au cours duquel on la voit devenir « un saute-ruisseau », porté par une passion aussi soudaine qu’inattendue pour le marché noir. Et cependant que l’un en profite pour rédiger Le Sabbat (qui paraîtra en 1960), l’autre écrit la première phrase de L’Asphyxie (« Ma mère ne m’a jamais donné la main »), dont Simone de Beauvoir reconnaîtra avoir été « saisie ».
Publié en 1964, La Bâtarde est l’histoire d’une trajectoire. L’itinéraire d’une femme de lettres. Peut-être même un roman de formation, puisqu’il raconte comment Violette Leduc est devenue écrivain. Et plus sûrement : tout cela à la fois.
Dès les premières pages, on avait compris que l’on avait affaire à un style, beaucoup plus qu’à une intrigue. L’équivalent d’une pulsation, qui porterait le livre de la première à la dernière page. L’intuition était bonne : La Bâtarde est fait de phrases hachées, souvent sans verbes, semblables à des notes prélevées dans un journal et jetées là sans façon, comme abandonnées en chemin. Des phrases courtes qui s’entrechoquent, et qui rencontrent parfois des paragraphes entiers dépourvus de ponctuation, dans un contraste vraiment saisissant.
Cette confession autobiographique est d’une formidable densité. Elle est même luxuriante (cela déborde de partout, fourmillant de détails, Violette Leduc y travaillant en pointilliste soucieuse de n’oublier aucun point). Dans ce torrent qui charrie aussi bien de la boue qu’une eau limpide, il n’est pas rare de tomber sur de belles pages, ou des pépites, qui surnagent on ne sait trop comment dans ce flot impétueux, et que l’on aimerait recopier (elles rappellent certaines phrases des premiers romans de Duras) : « elle revenait se coucher, vêtue de toute cette nuit couleur de brugnon ». Incontestablement, en l’encourageant à écrire, Maurice Sachs aura eu le nez fin.
Didier Garcia
La Bâtarde, de Violette Leduc
L’Imaginaire, 496 pages, 12,90 €
Intemporels Violette Leduc, sans pudeur
février 2019 | Le Matricule des Anges n°200
| par
Didier Garcia
Dans La Bâtarde, confession autobiographique d’une formidable densité, l’écrivaine évoque ses amours homosexuelles et ses amitiés littéraires.
Un livre
Violette Leduc, sans pudeur
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°200
, février 2019.