On ne comprend bien que ce que l’on sent, et pour sentir les choses, la seule recette est de les vivre. « Ce que c’est qu’un pin, apprends-le du pin » disait Bashô. Ne serait-ce pas la motivation profonde qui a poussé Philippe Forest, Pierre Vinclair, Armelle Leclercq, Vincent Eggericx à séjourner au Japon ? Avec l’espoir aussi d’y trouver une autre respiration du temps et une nouvelle manière d’écrire.
Dans Le Japon imaginaire, un titre où s’entend le heurt entre le monde clos des images et la réalité, Pierre Vinclair – en une sorte de journal mêlant le récit personnel au haïku et l’anecdote à la méditation – nous fait part de son expérience d’apprenti-japonais, notant, commentant les moments où ça grince, où ça surprend, où ça enchante. Le vécu donc, et d’abord la difficulté de comprendre et de se faire comprendre tant la langue est complexe associant l’écriture chinoise, où chaque kanji (caractère) a plusieurs lectures phonétiques possibles, à l’écriture phonétique japonaise avec ses deux syllabaires (chaque signe représente une syllabe). Mais comme le japonais possède un nombre considérable d’homonymes, on ne sait jamais, quand on lit, à quel homonyme on a affaire. « Averse de mots / qui me trouent la peau je reste / nu au fond d’un quoi. » D’où le sentiment d’évoluer sans cesse dans une zone de trouble et d’incertitude. « C’est à n’y rien comprendre. Qu’est-ce que ce Japon qui fait défaut à toutes nos catégories ? » Et ce d’autant plus que les phrases n’ont pas de sujet, qu’il n’y a pas de différence entre le présent et le futur… Difficulté aussi à s’orienter dans un pays où n’ont pas cours nos repères spatiaux. Si « Tôkyô n’existe pas » c’est que la ville change à chaque instant. « Nous cherchons des prises dans ce corps immense. » À Kyôto aussi, tout l’étonne : les formes de convivialité, le folklore religieux, le théâtre traditionnel, les bars de nuit, les jardins, « qui ne disent rien que ce qu’ils montrent : ils sont ce qu’ils sont ».
Ce décentrement qui confronte à l’étrangeté, nous le retrouvons au cœur des Équinoxiales d’Armelle Leclercq, un recueil de poèmes où elle décrit, compare, avec quelque chose de l’esthétique du haïku (qui invite à toujours voir le quotidien comme exotique) ce qui fait la spécificité d’un pays que caractérise un terrible goût du concret, une autre manière de sentir, de penser, de dire et d’agir. En pratiquant régulièrement l’inversion, en donnant toujours l’adjectif avant ce qu’il qualifie – ce qui trouble la syntaxe – elle inscrit dans son vers la force de déplacement qu’engendre le Japon vis-à-vis de nos pratiques habituelles. Plus que d’une esthétique de la surprise, il s’agit d’entériner ce côté monde à l’envers d’un pays où on lit de haut en bas en commençant par la droite, où l’on peut fumer dans les bars et les restaurants mais pas dans la rue… C’est malicieux, empreint d’un étonnement vrai et d’une forme amusée de distance qu’accentue l’emploi de mots d’argot. Au fil des saisons s’égrènent paysages, portraits, culte de l’éphémère. Mais qu’elle évoque la préparation de la fête d’un temple – « Les poutres retenues par les cordes / Pour éviter si jamais elles se cassaient la nénette / Sur la bobine de vous dégringoler / Sont revêtues, inhabituel, d’un caparaçon, / Bandes en tissu alternativement blanches et rouges… » –, un sentiment intime – « Il y a cette évidence, / Impression fusante : / Aujourd’hui tu es particulièrement beau. » –, elle le fait toujours avec une émotion tranquille qui dit la prégnance des choses.
Cette sensation parfois d’être transporté dans un spasme du temps se devine souvent en filigrane dans Mémoires d’un atome de Vincent Eggericx. Du Japon où il est venu pour fuir le pathos occidental et apprendre le tir à l’arc, il aime la société hiérarchisée, le respect des élèves pour le maître, l’espace public ordonné, la sensualité diffuse et la possibilité, pour l’étranger, de se soustraire à cet ordre.
Quant à Philippe Forest, qui en est à sept ou huit séjours, il publie avec Retour à Tokyo « Allaphbed 7 », la suite du feuilleton critique qu’il a inauguré avec La Beauté du contresens (2005), montrant, à travers son expérience et une série d’analyses critiques (Sôseki, Kobayashi, Ôé, Araki, Hatakeyama, Kurosawa), comment peut s’exprimer l’expression pathétique du vrai. Une approche d’autant plus passionnante que s’y réfléchit la catastrophe du 11 mars 2011. Une tragédie dont l’onde mauvaise se répercute dans chacun des livres évoqués tant, à travers elle, ce sont les limites et les ressources de la littérature qui sont questionnées. Comme si, face à l’impossible, et pour ne pas laisser le dernier mot à la mort, la réplique d’une parole pouvait encore enrayer l’inéluctable.
Richard Blin
Le Japon imaginaire
de Pierre Vinclair
Corridor bleu, 136 p., 14 €
Les équinoxiales
d’Armelle Leclercq
Corridor bleu, 112 p., 12 €
Retour à Tokyo
de Philippe Forest
Cécile Defaut, 200 p., 20 €
Mémoires d’un atome
de Vincent Eggericx
Verdier, 256 p., 16 €
Poésie Voyage en japonité
février 2015 | Le Matricule des Anges n°160
| par
Richard Blin
Hasard de l’édition ou pas, quatre ouvrages témoignent des dissonances propres à la découverte du pays du Soleil-Levant.
Des livres
Voyage en japonité
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°160
, février 2015.